Vigie, juillet 2023

 

Nos paradis perdus

 

 

« J’archive nos paradis perdus, est-ce que ça continuera ? »

Indochine, « Nos célébrations »

 

« Ce matin, mon emploi du temps a été perturbé par un différend conjugal, ai-je déclaré à Marian sur le pas de sa porte. − Avec laquelle? » a-t-il demandé, un brin narquois.

Un rappel sans doute s’impose pour ceux qui n’auraient pas bien compris ma situation (que d’aucuns estiment atypique alors qu’elle est parfaitement ordinaire). Je suis séparé de Nathalie, épousée en septembre 1998 et que je connaissais depuis l’année du Bac, depuis qu’elle a retrouvé son amoureux du lycée, Éric, en 2017, mais nous sommes toujours mariés, habitons ensemble en toute amitié quand elle n’est pas chez Éric, ce dernier étant par ailleurs un chic type que Rimski adore et qui est toujours le bienvenu à la maison. Par ailleurs, Élodie est ma nouvelle compagne, croisée depuis 2015 dans des salons du livre, rencontrée épistolairement pendant le premier confinement et désormais propriétaire des terrains attenants au mien et installée à deux pas de chez moi à La Martinette. Tout ce petit monde s’entend et s’entraide à merveille, preuve qu’avec un minimum d’intelligence, de temps (car une telle situation m’aurait semblé inouïe il y a encore quatre ou cinq ans), peu d’ego et aucun sens de l’appropriation d’autrui, une séparation peut mener à une nouvelle forme d’entente, voire à une nouvelle harmonie plus vaste et plus ouverte. Mais revenons à ma conversation de ce matin.

« Laquelle ? ai-je répondu. Mais non, je parle de Rimski ! Tu sais, en ce moment, on vit un peu en vase clos, et c’est le danger des couples fusionnels, parfois on éprouve l’envie de prendre ses distances, il y a de petites frictions… »

J’explique alors comment mon bon chien m’a encore mené en bateau, refusant par trois fois d’accepter le harnais au moment de partir en promenade, jusqu’à me faire renoncer. J’ai déjà évoqué la façon qu’a Rimski de se dérober au harnais, lors même qu’il a envie de partir en promenade. Cette fois, il est allé vraiment trop loin dans la désobéissance. Je l’ai tout de bon planté là, le laissant interloqué. Je l’ai fait sans colère (je suis incapable de me mettre en colère contre lui), mais il y a des moments où il faut tout de même se faire comprendre.

Je suis allé voir Marian dans l’idée d’accélérer l’achat de la Twingo blanche qui doit prendre la suite de la Sirion qu’on a envoyée à la casse, d’une part parce que Rimski, qui est dans le jardin, entend que je suis parti et discute avec quelqu’un d’autre que lui (un petit brin de jalousie est parfois bienvenu) et d’autre part parce que je sais que j’aurai besoin d’une voiture autre que celle d’Éric, que j’ai peur d’abîmer, pour partir ce soir en escapade avec Rimski : il faudra bien rattraper la déconvenue de la balade différée.

C’est ainsi que, le soir venu, après une longue après-midi de travaux à l’issue de laquelle j’ai terminé la pose du lambris sur le plafond (autant dire que je suis venu à bout de la troisième des pièces que je voulais aménager, car ce qui reste à faire est insignifiant), Élodie, Rimski (qui n’a pas réclamé le harnais, n’exagérons rien, mais s’est laissé faire sans broncher) et moi-même partons pour le grand tour du Petit Cucheron.

C’est merveille que d’avancer de nouveau sur cette crête à mesure que le soleil couchant lance dans les sous-bois de plus en plus obscurs ses faisceaux acajou, faisant naître à l’improviste des compositions de fougères et d’oxalis d’une beauté sidérante. Comme à mon habitude, j’identifie ce que je ne connais pas, comme cette Heuchère dite aussi « désespoir du peintre » (car les peintres avaient parait-il beaucoup de mal à en réaliser une reproduction exacte) : le sommet des feuilles est de couleur violette, les fleurs elles-mêmes d’un beau jaune, et le tout éclairé par le couchant est superbe. Et comme à mon habitude, je rumine un texte susceptible de venir conclure ce mois de juillet où j’aurai beaucoup vissé, cloué, scié et un peu écrit, de très nombreux clichés.

Dans le documentaire que j’ai regardé hier soir, « Une planète (in)habitable », un quidam estimait que les milliers de photographies numériques que chacun prend tout au long de l’année participent de la destruction d’un monde dont on archive la mémoire pour mieux l’enterrer. Les documentaires animaliers n’ont jamais montré d’aussi belles images que depuis qu’on sait que la plupart des espèces ainsi mises en scène sont condamnées. Il voyait là quelque chose d’extrêmement morbide. J’ai, pour ma part, tout à fait conscience d’« archiver nos paradis perdus », comme le chante assez joliment Nicola Sirkis, tout en me demandant si « ça continuera ». Je photographie mon chemin comme on le fait d’un être cher mais vieillissant ou malade. Je sais que tout va disparaître, et que la beauté va de pair avec l’éphémère. Cela n’a rien de morbide, c’est un acte de respect qui accompagne l’attention aux formes du monde.

Ainsi nous avançons dans la forêt crépusculaire en devisant, en regardant, en écoutant, et en photographiant. On s’émerveille du nuage au-dessus de la Maurienne en face qui a pris la même teinte que la montagne – puis tout est plongé dans l’obscurité et l’on revient à la lumière de la lune, heureux de l’escapade comme d’un voyage impromptu dans un monde nouveau.

Juillet touche à sa fin. Je mettrai demain la dernière touche à mes travaux d’aménagement du bureau-atelier-stock d’Élodie, puis viendra, avec août, une probable période de semi-réclusion silencieuse tournée vers l’écriture de Dans ma mémoire indienne, avant l’envol de Léo hors de ce nid familial qui sera peut-être, pour lui aussi, ce paradis perdu archivé opiniâtrement par son père.

28/07/23

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