Vigie, juillet 2023

 

Comme les jours m’échappent !

 

 

À six heures mon chat Musique est en place, embusqué dans le grand champ peuplé de mulots. Lui, n’a rien raté de la nuit et de l’aube, et son air d’extrême vigilance me fait regretter d’avoir dormi et me donne l’impression d’arriver après la bataille.

C’est d’ailleurs le cas. Les meules que je voulais photographier à l’instant où le soleil éclaire la partie supérieure du Pic de l’Huile ont été emportées, il me faudra me contenter des images décevantes d’hier et j’ai manqué ma chance. Je me rabats sur des images de bouillon noir (ce n’est pas pour suggérer que je bois un bouillon déprimant, c’est le nom de cette haute plante couverte de fleurs jaunes qui pousse le long du chemin), puis sur les filaments jaunes (jaunes comme le bouillon noir) des fleurs de châtaigniers qui jonchent le sentier ou sur les hémérocalles orange qui sont en train de griller paisiblement devant la façade d’une maison. Ainsi se compose quand même mon tableau coloré de l’été.

Musique poursuit sa quête de mulots, Rimski qui est à cette heure débordant d’énergie (et amorphe ensuite jusqu’au soir) fait fuir les veaux en frappant le sol avec ses pattes avant pour manifester son envie de jouer, puis il court après un merle, après des fantômes de chevreuils, après une odeur, après le soleil. Une fauvette à tête noire chante à tue-tête ; hier c’est une femelle à tête rousse qu’on a trouvée morte sur la terrasse (une jeune qui a raté son premier vol – une autre de la même nichée sans doute a également percuté la vitre du séjour aujourd’hui mais a pu repartir) ; j’ai constaté que Léo n’a pas su l’identifier alors que cela ne lui aurait posé aucun problème quand il avait six ou sept – Léo, rivé à son écran dans la fournaise de sa chambre et oublieux, comme tout le monde, des oiseaux.

Le chat, le chien, et même Léo devant son écran ne connaissent probablement pas ce sentiment maussade de passer à côté des choses, de ne pas faire ce qu’il faudrait, de ne pas savoir faire ce qu’il faudrait, ou bien de le savoir mais de ne pas y arriver alors qu’on a la chance d’avoir tout ce qu’il faut pour le faire, et l’on enrage de bégayer ainsi. Il faut dire à ma décharge qu’on n’est encore qu’au début de ces sept semaines de vacances estivales (sept semaines dont la dernière sera de toute façon rognée par la rentrée). Je n’ai pas encore réussi à équilibrer l’emploi du temps, qui s’équilibre en effet comme un parfum, un plat ou un accord de musique – faute de quoi même d’excellents ingrédients tournent au nauséabond, au vinaigre, à la dysharmonie.

Hier la mise au net de mon journal de la Vigie m’a pris tout mon temps, au détriment du livre à écrire. Je devrais arrêter d’entasser ces fragments qui exigeraient, pour présenter un éventuel intérêt, d’être creusés, retravaillés, je me demande si j’en aurai le temps un jour ; je vais le faire, me dis-je, je vais me taire et me recentrer sur ce projet du livre ; mais il est probable que si je le fais, je serai plus inquiet encore, ou en tout cas pas moins.

C’est toujours à cause du temps. À cause de cette question : que vas-tu faire de ton cœur ? Que vas-tu faire de ton temps ? C’est peut-être en vérité que le projet principal, le projet vraiment vital, n’est pas celui du livre mais de ce journal qui lui échappe, qui m’échappe comme les jours m’échappent, et qui me prend mon temps en échange de quoi ?

Je presse le pas dans la montée où le souffle frais du torrent fait un bien fou, et presser le pas c’est quand même raccourcir le texte, tendre vers la sobriété verbale, moins consommer de mots, allez vers la transition littéraire à laquelle je m’étais engagé pour faire face à l’été. Un arbre encore est tombé là où ils tombent tous, où trois ou quatre troncs déjà ont été tronçonnés… allez ! on recommencera demain, ou bien on se taira pour parler autrement. On essaiera.

11/07/23

 

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