Vigie, juillet 2023

 

Les pistes invisibles et la mémoire indienne

 

 

Journée très chaude, 25° dans la cave à six heures ce matin. Toute la nuit ont défilé sous mes paupières d’étranges images pixélisées orange et bleu à travers lesquelles on devinait des fragments de forêt, des falaises, des rochers, des torrents, des détails parfois très nets comme cette épeire fougère photographiée hier par Élodie dans son jardin que je pense aller observer plus tard, ou bien seulement des tracés géométriques. À un moment je me souviens que je croisais des visages par centaines que je fixais du regard comme fou et qui se substituaient à mon propre visage.

Tout cela est lié de façon évidente à la lecture d’un roman graphique époustouflant, Les pistes invisibles de Xavier Mussat.

L’histoire en est troublante. Elle s’inspire librement de celle, authentique, d’un certain Christopher Thomas Knight, qui a vécu caché dans la forêt du Maine pendant vingt-sept ans sans contacts directs avec d’autres humains. Un jour, sans motif apparent et sans rien avoir prémédité, il a roulé au hasard jusqu’à épuisement du carburant et il a disparu dans les bois sans laisser de traces, survivant dès lors grâce aux rapines effectuées dans les maisons secondaires des bords du lac, jusqu’à ce qu’on l’arrête. Ce n’est pas Walden, il n’y a pas de réflexion particulière ni de remise en cause de quoi que ce soit, juste une longue fuite insensée.

Le roman graphique à partir de cette histoire vraie lui donne une dimension qu’elle n’avait peut-être pas, mais qu’importe. Les dessins, qui mêlent des représentations figuratives à des tracés abstraits comme dans l’art des grottes auquel j’ai souvent pensé, ont été réalisés « au pinceau et à l’encre de Chine, sans recours au trait de contours », puis « les formes pleines ont été numériquement traduites en deux couches de couleurs superposées et retravaillées à la palette graphique, afin d’obtenir une impression en deux passages de tons directs (bleu et orange) », la troisième couleur étant « obtenue par superposition ». Les textes brefs qui les accompagnent, ou que les images accompagnent, se lisent quasi simultanément, et cette lecture texte-images provoque presque à chaque instant une déflagration mentale. Il y a là une façon inouïe de faire ressentir les sons de la forêt, la peur, l’embusque, le vertige de la fuite. Je n’ai jamais lu ça, mais je l’ai vécu.

J’ai retrouvé dans ces pages ce que j’ai pu ressentir lors d’une fugue de mon enfance ou lorsque je me suis retrouvé seul dans mon chalet de La Giettaz et que je me cachais quand j’entendais des voix (ce que j’ai toujours tendance à faire). Cette peur absurde des gens. Ces sensations d’être une bête traquée. Ce besoin de distance. Cette fascination des détails…

On retrouve chez ce personnage des marqueurs de l’autisme, mais ce n’est pas dit, pas besoin d’insister ni de poser un diagnostic. On pense aussi à Locataires de Kim Ki-duk, ce film dans lequel un jeune homme pénètre en cachette dans des maisons sans se faire voir. Mais je crois que ce qui m’a touché le plus, c’est cette façon qu’a le personnage d’entrer quand même en relation avec les autres, à distance, en prenant le temps de les apprivoiser, dans la fuite, l’observation, la retraite. Les sentiments humains, pour n’être pas ressentis ni exprimés de façon directe, n’en sont pas moins intenses – et peut-être même le sont-ils davantage, à l’instar du souffle qui, pour être détourné par un système complexe qu’on appelle instrument de musique, devient son de sax, d’accordéon ou de flûte…

Au bout du compte, le narrateur peut réintégrer la communauté humaine en se sentant devenu un des leurs : « Ce que j’avais fui dans les bois s’était finalement déposé sur moi. Non, mon visage ne me représentait plus. Il nous contenait tous. La distance entre les autres et moi s’était contractée. Dans ce conglomérat la foule m’a accueilli. J’ai commencé à marcher au milieu des autres. » C’est en tout point splendide, à lire et relire.

 

Ce matin cependant, pendant que Nathalie est allée aider Élodie à s’installer au marché, je cultive mon goût de la distance et des détours en m’attardant au bord du torrent, dont le souffle charrie fort l’odeur des balsamines. Des voix montent du camp des scouts et je presse le pas pour rester invisible. Je laisse défiler les images de pailles, de ronces sèches, de cailloux et de feuilles du sentier. Finalement je me tais. Dans ces moments-là, la mémoire individuelle s’efface partiellement et laisse entrevoir la trame d’une mémoire plus ancienne que je qualifie, par facilité peut-être ou parce que ça sonne bien, d’« indienne » (mais je pourrais dire « lointaine »).

19/07/23

 

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