Vigie, juillet 2023

 

« Qu’est-ce qu’il est gentil, ton chien ! » (Rimski encore)

 

 

On redescend à petit trot le sentier jonché de noisettes sous un ciel sans nuage que le pic traverse en riant. Un chevreuil fourrage bruyamment dans les feuilles du sous-bois et provoque la première course de Rimski. Avec le temps, je me suis fait à l’idée  qu’il serait impossible de partir en promenade avec lui sans le cordon ombilical de cette longe de dix mètres attachée à ma taille qui me permet de l’empêcher de courir après les chevreuils ou les cyclistes, faute d’avoir pu mettre en place un rappel fiable que je continue néanmoins à travailler ponctuellement, mais sur lequel je ne fais aucune illusion : Rimski revient souvent quand je le rappelle, il n’a aucune raison de dédaigner une caresse ou une friandise, mais je passe au second plan si quelque attrait supérieur se présente sous la forme d’un chevreuil, d’une martre, d’un chat, d’un merle, d’un écureuil, d’un congénère…

Je mesure ici, au moment où le chevreuil qui est toujours caché dans le petit bois au-dessus de La Martinette traverse dans la descente (les chevreuils sont très sédentaires et je commence à les connaître tous) la différence entre les races. Lorsque je partais en montagne avec Éole, le Bouvier Bernois d’Odile qu’on a parfois accueilli à la maison, j’étais étonné de constater qu’il me suivait partout sans laisse alors qu’il n’avait pas été particulièrement éduqué et que je n’étais même pas son maître. J’étais le centre de ses préoccupations, ce que je ne suis jamais avec Rimski.

Je me dis finalement que je préfère cette longe physique qui nous relie à celle, mentale, du conditionnement. J’aime qu’il n’obéisse pas trop, sauf dans les cas d’extrême urgence ou un danger me fait crier très fort (cet événement rare provoque sa stupeur et il revient de suite pour s’enquérir de mon état). J’aime aussi la façon qu’il a de m’imposer ses jeux. Courir après un objet qu’on lui lance est, par exemple, quelque chose qui ne l’intéresse pas du tout (au contraire du Border Collie ou du Labrador obsédé de la balle) : il peut le faire ponctuellement, mais sitôt qu’il comprend que je ne cours pas avec lui, il se détourne de l’objet et revient m’attraper. Il convient d’être constamment non à son service mais à son écoute. Il ne recherche pas une proximité systématique, et même s’il a pris l’habitude de passer la nuit avec moi à la cave, il préfère passer la journée devant la maison avec la chatte (qui ne le quitte jamais), à l’endroit le plus frais, plutôt qu’à mes pieds comme le faisait Patawa.

Avant-hier, Rimski et moi avons regardé s’en aller Éric, Nathalie et les enfants qui partaient passer une dizaine de jours chez les parents de Nathalie dans le sud. Je n’ai senti aucune inquiétude devant les bagages (ce chien ignore l’inquiétude, même le tonnerre ne l’effraie pas) mais j’ai craint tout de même qu’il n’apprécie pas de se retrouver vraiment tout seul si je partais dans la foulée poursuivre les travaux dans la maison d’Élodie. Cela fait belle lurette qu’il ne fait plus de dégâts, ne cherchant même pas à creuser sous le grillage ou à l’escalader comme il lui serait encore assez facile de le faire s’il voulait s’en aller, mais dans ces cas-là il s’empare d’une chaussure qu’il emmène avec lui dans le jardin, qui lui sert de doudou mais dont il n’est pas tout à fait exclu qu’ils ne finissent par ronger les extrémités… Je l’ai donc pris avec moi dans la cave en travaux, à La Martinette. Il s’est couché contre la porte vitrée et a enduré patiemment le bruit de la scie sauteuse, la sciure et les tasseaux qui tombaient près de lui, la chaleur, l’enfermement. En le voyant dormir si paisiblement malgré l’agitation et le bruit, j’ai songé à ma première rencontre avec un Samoyède du temps où Nathalie et moi étions étudiants, dans ce salon du chien à Lyon où nous avions dû passer une bonne heure à caresser cette  magnifique peluche dont je ne savais pas que, vingt ans plus tard, elle se nommerait Rimski…

Au sortir de ces longues siestes, la peluche se transforme cependant en un jeune loup bondissant dont la souplesse et l’énergie m’enchantent mais dont il faut satisfaire le besoin de se dépenser. On court, on tire sur la corde ou les branches de lilas dont j’avais fait un tas relativement ordonné mais qu’il a dispersées comme bon lui semblait, on roule sur le sol, on grogne, on se mord, on s’agrippe, on se défie. Je file me planquer derrière la porte selon un protocole bien rôdé, pour mieux lui sauter dessus l’instant d’après. Il n’attend que cela. Il est encore tout jeune…

Avec le temps néanmoins ces jeux épuisants deviennent moins systématiques. Il y a davantage de moments de pause, on dirait de tendresse. Il me laisse poser ma tête sur son ventre et presque m’endormir. Le brossage aussi, s’il est fait à une heure où Rimski est tranquille (il vaut donc mieux éviter le soir après une journée trop chaude passée à dormir) et si je m’y prends avec suffisamment de délicatesse, devient un moment de partage pendant lequel il s’applique à me rendre la pareille en me léchant scrupuleusement le pied ou la main.

Le temps passe, c’est bientôt la fin de la promenade matinale et je laisse Rimski profiter du torrent autant qu’il le souhaite. Il est loin déjà ce chiot que j’emmenais ici dans la neige, il y a deux ans et demi, et avec lequel je n’étais pas encore accordé, luttant encore contre la tentation de me l’approprier puisqu’il était, il devait être le chien de Nathalie. Le chien de Nathalie, il l’est aussi, Éric et elle partiront d’ailleurs bientôt randonner une semaine avec lui et je resterai seul. Même s’il n’en a cure et que ce n’est pas pour cela que je l’aime, il incarne cette harmonie qu’on est parvenus à réinventer depuis notre séparation conjugale : on n’est pas trop de quatre adultes, Nathalie et Éric, Élodie et moi-même, pour s’occuper de pareil chien ! Je note d’ailleurs un amusant parallèle comportemental entre Éric et moi, adeptes d’une éducation si positive que sa dimension éducative se dilue peut-être un peu dans l’attention à ce chien qui nous considère comme des compagnons de jeux et nous attrape par la main pour nous promener de façon parfois un peu autoritaire, comme un enfant gâté à qui on permet tout, alors que la tendresse de Nathalie et Élodie pour Rimski s’exprime avec plus de retenue.

Tout ce petit monde-là, quatre adultes, deux enfants, deux chats, ainsi qu’une ribambelle de livreurs, de voisins qui ne passent jamais devant la maison sans lui gratter le cou à travers le portail, gravite autour de ce centre de beauté et de bonté qu’est Rimski. Le Samoyède est par nature un chien dépourvu d’agressivité, mais ce chien-là reçoit tant de marques d’attention, d’admiration et d’amour de la part de tant de gens qu’il en devient une éponge de tendresse. Là où il passe s’effacent les traces de la haine. Même certains de ses congénères peureux ou agressif (cela va souvent ensemble) sont déconcertés par sa bonté, qui peut difficilement être comprise comme de la faiblesse parce qu’il est fort et qu’il a aussi appris à grogner d’une façon très explicite lorsque c’est nécessaire. Tous finissent par s’adoucir, se rassurer, jouer avec lui si on les laisse faire. Moi-même il me rassure, et me rassure cette idée peut-être fausse que nous n’en sommes qu’au tout début de notre histoire.

« Qu’est-ce qu’il est gentil, ton chien ! me lance Corinne en souriant à mon retour au village, tu l’élèves bien ! ». « Oh, c’est une crème, il me facilite bien la tâche… », lui dis-je,  débordant de fierté. On ne peut pas me faire de plus beau compliment.

23/07/23

 

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