Vigie, juillet 2023

 

Son odeur avant la pluie

 

 

« La compagnie d’un chien ne rend rien excessif, ni le temps ni l’espace. Ce n’est même pas histoire de le passer, le temps, c’est d’en être. »

Cédric Sapin-Defour, Son odeur après la pluie.

 

Souvent je serre Rimski contre moi, on se mordille, on se flaire, je pose ma tête sur son flanc et je hume son odeur (c’est ce que je viens de faire après l’avoir appelé pour repartir en balade, mais il pleut à verse et l’on reste sur le pas de la porte). J’aime son odeur. J’ai moins de scrupule à l’avouer depuis que j’ai lu Son odeur après la pluie de Cédric Sapin-Defour, à ma connaissance le premier livre à appeler un chien, un chien, et « amour » le lien qui peut unir deux êtres aussi dissemblables qu’un homme et un Bouvier Bernois (Ubac, dans le livre, dont j’ai pleuré la mort toute la soirée) ou un Samoyède (je sais qu’un jour, le plus tard possible, j’écrirai le livre de Rimski). Le premier à traduire littérairement sans mièvrerie, sans facilité, sans édulcorer et sans mettre à distance, ce qui peut se jouer dans cette rencontre.

Mais revenons un moment à Rimski (qui n’apprécie pas beaucoup que toute l’attention ne se porte pas sur lui et me le fait savoir en m’attrapant le poignet), je reparlerai de Son odeur… après.

Comme tous les Nordiques, Rimski ne dégage pas une odeur très forte, tout juste un fin fumet (que, donc, j’adore) et pas ces remugles de lisier et de poisson avarié dont Patawa naguère me gratifiait (odeur envahissante qui, sur la fin, était odeur de mort). Il serait toutefois inexact de dire, ainsi que je l’ai souvent lu, que le Samoyède est inodore, même s’il dispose « d’un corps gras comparable à la lanoline du mouton qui empêche la saleté de s’y accrocher » (je lis cela sur un site qui n’est pas forcément fiable, puisqu’il estime que la durée de vie moyenne du Samoyède se situe entre douze et quatorze ans alors que j’ai décrété qu’il n’était pas question que Rimski nous quitte avant ses quinze ans révolus, un peu après si possible, ou même à la grande rigueur qu’il ne sous quitte jamais ce qui me semble préférable et ce qui, en un sens, adviendra de toute façon, puisque je sais que notre histoire durera autant que je durerai et que je pense avoir gagné grâce à lui au moins vingt ans d’espérance de vie). Sa capacité à retrouver son poil blanc (pas vraiment blanc, en fait, comme on le voit quand il est dans la neige) même après s’être roulé dans la boue m’a souvent étonné, il est donc naturellement propre – mais quand on rentre dans une pièce où il a longuement séjourné (comme la cave où nous dormons) on reconnait aussitôt son odeur.

Est-ce vraiment la sienne ? Oui et non. D’abord, il rapporte avec lui les odeurs de l’extérieur, odeurs d’herbe, de terre, de bouse ou de vase quand on revient du Gelon, de sous-bois et de champignons quand on revient de la cueillette des girolles et qu’il me donne l’impression d’avoir conservé le panier près de lui. Après la pluie, il sent la pluie, et non le chien mouillé : comme je suis sensible du nez cela me va très bien, et c’est une des raisons, je crois, de ma fascination pour les Nordiques (que les autres et le fantôme de ma chienne ne se vexent pas, le rapport aux odeurs comme au reste est subjectif et j’ai toujours nié avec la plus grande sincérité que Patawa pût « puer », ainsi que d’aucuns le prétendaient…).

Mais il a aussi une odeur qui lui est propre, propre peut-être à tous les Samoyèdes (j’avoue n’avoir fait aucune étude comparée), une odeur chaude, apaisante, automnale, qui m’évoque une flambée au retour de randonnée ou le parfum des rhodos en octobre mais en très atténué. C’est cette odeur que je hume ce matin plus longuement que d’ordinaire, parce que la pluie s’est encore amplifiée et qu’on en profite pour fainéanter.

Rimski reste couché sur le dos, les pattes en l’air, à même le tapis, et moi je suis allongé contre lui, la tête sur son ventre, mon bras gauche pris dans sa patte droite (il fait toujours ce geste, que j’interprète comme un signe de connivence, d’entrelacer nos pattes). Je passe mes doigts à travers son pelage prodigieusement épais et gratte un peu sa peau en démêlant au passage quelques nœuds, pendant que lui me lèche la main, témoignage habituel de sa reconnaissance. Nul besoin d’être un grand éthologue pour voir qu’il est en proie à une félicité absolue, c’est ce qu’il exprime de tout son être. Dehors on sent cette odeur d’herbe et de terre mouillée qui se juxtapose à la sienne sans tout à fait s’y mêler (ainsi qu’elle le fera quand nous repartirons en promenade). Je sens contre ma joue son cœur qui bat trop vite, le temps qui bat trop vite mais dont je perçois aujourd’hui davantage la capacité à donner plutôt qu’à emporter, le caractère généreux plutôt qu’ogresque (je sais que l’on n’a pas l’un sans l’autre…). Rimski aussi, je crois, ressent cette félicité d’humain – plus instable que la sienne, mais félicité quand même, entre mammifères on peut sentir la quiétude ou l’inquiétude de l’autre…

Il est évident que de tels moments d’abandon, de confiance et de tendresse justifient qu’on parle ici d’amour. Cela n’a évidemment aucun rapport avec la mal nommée « zoophilie » qui, comme la tout aussi mal nommée « pédophilie », relève du champ de la violence et non du champ amoureux. Cela diffère aussi de l’amour qu’on a pour un compagnon ou une compagne humains, pour ses enfants, pour ses parents, mais c’est une forme d’amour, rendue possible par quelques millénaires de domestication – même avec une bête sauvage apprivoisée je pense que la relation resterait davantage à sens unique, plus distante, plus fantasmée, et si elle reste possible avec certains mammifères et même quelques oiseaux, elle ne l’est pas du tout avec les reptiles ou les batraciens. Elle reste nimbée d’étrangeté puisqu’on ne parle pas la même langue et qu’on n’obéit pas aux mêmes codes, et comme la relation qu’on entretient avec ses enfants elle est frappée par une dimension tragique, puisque la vie d’un chien dure à peu près ce que dure l’enfance (je me souviens avoir déjà soliloqué à ce sujet, “l’enfant et le chien”, un jour de cueillette des trompettes de la mort, en octobre de l’année dernière).

La dimension prise par ma relation avec Rimski, qu’on a pu à tort qualifier de « pathologique » parce qu’il m’est difficile de rester plus de cinq minutes sans penser à lui et sans parler de lui, parce que j’ai tendance à subordonner l’ensemble de mes activités humaines à ses besoins canins, parce que l’éducation que je lui donne consiste surtout à apprendre, moi, à le comprendre, dans une inversion logique et assumée des rôles, parce que je suis incapable de considérer ses aboiements comme une nuisance et donc à lui intimer sérieusement l’ordre de se taire quand il a quelque chose à dire (autant museler les enfants ou clouer le bec des tourterelles), parce que mon comportement s’est à bien des égards caninisé, si j’ose dire (ce qui en classe donne parfois lieu à des scènes qu’on peut juger, au choix, cocasses ou consternantes, il faudra un jour et dans une autre rubrique que j’analyse objectivement les conséquences de l’arrivée de Rimski sur ma pédagogie…), cette dimension, donc, m’étonne tout de même par son ampleur. Je ne découvre pas aujourd’hui que je suis excessif dans mes « intérêts spécifiques », mais je reste pantois devant un tel échec à maintenir de la distance avec ce chien dont je rappelle qu’il n’était pas censé être le mien mais celui de Nathalie (ce qui m’arrange bien puisque je peux refuser en toute bonne foi le qualificatif de « maître » et rester fidèle au serment fait de ne plus jamais « avoir de chien » après Patawa – mais c’est tout autre chose, n’est-ce pas, que d’« être » chien, ou plus sobrement de « vivre avec » un chien). Il est heureux que le Samoyède ne soit pas exclusif, lui qui fait fête aussi bien aux très proches qu’aux inconnus (les voleurs éventuels n’ont à craindre que d’être léchés, la notion de territoire lui est étrangère, et celle d’appropriation ne concerne que les os – et encore puis-je les lui retirer si nécessaire : il sait que je les lui rends) ; dans le cas contraire, nous finirions par former un couple fusionnel excluant toute autre bête, bipède ou quadrupède. Je dois cependant avouer que cette intensité un peu folle, déjà en germe dans les relations que j’ai pu avoir autrefois avec d’autres chiens, n’est pas sans rapport avec le départ en études de Léo : les deux choses en effet qui provoquent presque immanquablement chez moi une hémorragie lacrymale sont cette perspective de son départ (ça commence à se calmer) et celle du vieillissement de Rimski (ça ne se calme pas du tout, et écrire carrément le mot « mort » à son sujet, me donne envie de vomir).

Mais il est temps de revenir à Son odeur après la pluie, l’averse se prolonge et Rimski ne semble pas impatient de partir (il ronronne, la fréquentation des chats probablement…). Il faut y revenir, parce que ce livre est formidable mais aussi parce que c’est rare que j’en termine un en ayant l’impression de m’être fait un ami (deux en comptant Ubac). C’est normal, nous avons quelques points communs : nous habitons la même région, nous avons le même âge, habitons la même région, l’auteur a été enseignant, et nous sommes tous deux des écrivains-promeneurs qui ne mangent pas de bêtes tout en partageant leur vie avec des carnivores à quatre pattes. Mais c’est, bien plus profondément (il s’en faut de beaucoup pour que je sympathise avec tous les profs, promeneurs, Savoyards, écrivains et végétariens…), une question de sensibilité (au temps autant qu’aux chiens) et de territoire. « Quelquefois (…) je croise des gens dont les yeux me disent qu’ils connaissent ce territoire magique, à la lisière et sans douane, où la seule virtualité qui tienne est celle d’être à l’écoute de ce qui nous échappe (…). Ces gens-là (…) marchent d’un pas qui effleure le sol, leur pupille est celle des voyageurs qui à tout moment peuvent s’enfuir. Nous sourions en nous croisant, l’air de dire alléluia et chut ».

Je pense que si nous nous croisons un jour, nous pourrons nous dire (si les probables aboiements de Rimski et des autres chiens présents nous le permettent) « alléluia et chut ».

Quoi qu’il en soit, je sais que désormais, à tous ceux qui ne comprennent pas ce qu’implique le compagnonnage avec un chien, je n’offrirai plus de grands discours : j’offrirai Son odeur… C’est un livre rare, donc, bourré de tendresse, d’intelligence, porté par le sens du tragique (« Ce bonheur a ses dates de péremption, vous aurez beau vous employer chaque jour au ralentissement de sa vie ou à l’accélération de la vôtre, c’est ainsi, on ne négocie pas avec la chronobiologie, les chiens fanent » – je souligne et je pleure) mais aussi celui de l’humour (« Les amateurs du gris du Gabon l’ont bien compris et s’assèchent moins la cornée » – encore que cette remarque me rappelle Daniel qui, las de pleurer la perte de ses chiens, avait fait l’acquisition d’un, puis de deux, et même je crois de trois de ces perroquets, tous morts en quelques jours d’indigestion, d’arrêt cardiaque ou pendu à la chaîne…). Il m’a fallu pour le lire surmonter le problème du regard qui se brouille et du hoquet qui empêche d’aller jusqu’au bout de certaines phrases, puisque tout commence par la fin, la mort d’Ïkou, le chien précédent qui était une chienne, et celle d’Ubac. Par exemple (je recopie ces mots pour m’en souvenir et m’entraîner, comme certaines arachnophobes de ma connaissance photographient les araignées) : « Prendre un chien, c’est se saisir d’un être de passage, s’engager pour une vie ample, certainement heureuse, irrémédiablement triste, économe en rien. L’issue de cette union ne fait aucun mystère, s’abandonner à la refuser ou n’entreprendre que de l’envisager, dans les deux cas la tristesse rôde, rudoie, et c’est une drôle de danse, roulis de chaque jour, pour que la joie prenne le pas, relègue cette évidence et l’étouffe ».

Ce n’est pas parce que c’est pathétique que je suis bouleversé (pas de pathos dans ces pages, aucune facilité), mais parce que c’est d’une poignante justesse, et qu’à travers cette histoire particulière d’une relation homme-chien se dit quelque chose de la beauté sidérante du monde irrémédiablement liée à la conscience qu’on a de sa fugacité. J’ai connu de telles crises de larmes en lisant naguère Terres de rêves de Taniguchi, récit plein de finesse de la vieillesse et de la mort du chien de l’auteur – Patawa, que je choyais moins que Rimski parce que j’avais moins conscience de la brièveté de la vie, n’en était pas revenue du traitement auquel elle avait eu droit pendant quelque temps (grosso modo, le traitement auquel Rimski a droit tous les jours). Lire de tels livres est d’abord pour moi une épreuve.

J’allais dire qu’une fois passée cette épreuve, un monde de félicité canine et littéraire où « chaque minute volatile » est « vécue sept fois plus intensément qu’à l’habitude » s’ouvre au lecteur. Ce n’est pas faux, puisque le livre est une célébration – d’Ubac, de la nature, de la vie. Sauf que cette épreuve, on ne la passe pas comme un sas ou une difficulté momentanée qu’on mettrait de côté : elle sous-tend et justifie tout le livre et toute cette histoire d’amour, elle lui donne cette dimension inouïe que l’écriture souple et suggestive de l’auteur rend perceptible même à quelqu’un qui n’aimerait pas les chiens (il y a des constructions culturelles et mentales qui provoquent ce genre de blocage).

Il paraît que le livre, salué par la critique, est un succès de librairie. Je m’en réjouis très fort, en voici un que je comprends pour une fois, et que je trouve vraiment mérité. Il y a trop de romans contemporains à l’écriture bâclée et au propos indigent qui manquent de chien autant que d’amour : leurs auteurs seraient bien inspirés de faire l’acquisition d’un bon gros Bouvier Bernois qui mettrait le bazar de la vie dans leurs romans et les décentrerait de leur nombril, et puis de lire Son odeur après la pluie.

À propos de pluie, la grosse averse est terminée et il est temps de repartir : quand Rimski me rappelle, j’accours – preuve qu’il est un pédagogue bien plus efficace que je ne le serai jamais…

21/07/23

 

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