Vigie, juillet 2023

 

Une tornade

 

 

Mon père aujourd’hui a eu septante ans, ce que je trouve sidérant. Comme c’est l’âge que ma mère n’a jamais dépassé et qu’il est de toute façon à Avignon avec Anne, on peine à célébrer l’événement.

Je repars avec Rimski sous un ciel incertain, après qu’un orage a enfin apporté la pluie et la fraîcheur qui manquaient. Il est bon de marcher sur la terre noire détrempée, tellement odorante. Des feuilles d’érable jaunes sont tombées, tous ces nuages au flanc de la montagne et les hurlements éperdus des chiens de chasse, hélas, dans le chenil en face, nous plongent dans une atmosphère pré-automnale. Une tourterelle a mis en route la machine de son chant. On entend de nouveau le nant grossi par l’orage. Soudain Rimski se retourne vers moi, hume l’air et me regarde avec l’air de dire : « Tu sens ce que je sens ? » Je lui réponds que oui, je sens l’odeur laissée par le chevreuil. J’en suis très fier, mais je n’ai pas tellement de mérite car après la pluie tout sent si fort. Puis Rimski voit de loin Élodie et traverse le pré en courant pour la rejoindre. On fait le reste de la balade tous les trois.

Un peu après 18 heures, après une longue après-midi de travaux, le ciel s’assombrit à une vitesse stupéfiante et l’on sent que quelque chose d’exceptionnel sans rapport avec l’orage du matin va se produire. De fait, ce qui s’abat alors sur la vallée, je ne l’ai jamais vu nulle part et personne ne l’avait vu ici. Je n’ai pas d’expérience de bombardement ou de mitraille, mais c’est ce à quoi je pense en entendant le grondement sourd de ces milliers de grêlons agglomérés qui atteignent la taille d’une balle de tennis et martèlent les toits des maisons et des voitures (la nuit venue je rêverai de glaciers qui débordent les crêtes en vagues démesurées). Des pare-brise sont fendus, je vois les gouttières se mettre à cracher de la neige, les branches ployer et craquer, les feuilles se faire déchiqueter, puis je ne vois plus rien. Je vais écoper la cave inondée, rassurer Rimski qui ne tarde pas à aller gober les gros grêlons qui, trois heures plus tard, commencent à peine à fondre. La voiture d’Éric, garée sur la plate-forme et que je n’ai pas pu rentrer au garage, est criblée d’impacts. Celle d’Élodie est dans le même état. Des serres ont été endommagées et il ne sera pas nécessaire cette année de cueillir les fruits du prunier puisque la grêle s’en est chargée. Je regarde les kiwis jetés au sol. Ce spectacle me désole.

Je repars sur le sentier jonché de feuilles, maculé de trainées boueuses, bordé par cette espèce de neige grossière dans laquelle il n’est même pas agréable de se rouler, à en juger par l’attitude de Rimski. Quatre petites chèvres se précipitent à notre rencontre, que Rimski dédaigne à cause du fil électrique ; elles aussi ont dû être bien secouées, à l’instar du chevreuil en fuite filmé tout à l’heure par Isabelle, ou des escargots aux coquilles fendues. Le spectacle du sous-bois défait est d’une tristesse terrible que Rimski ne perçoit pas, lui qui gambade entre les branches comme s’il s’agissait d’un parcours d’obstacles fait pour le divertir. S’il croisait maintenant quelque chevreuil blessé, il croirait encore à un jeu. Le moral des Scouts non plus ne semble pas avoir été entamé par la tempête, eux qu’on entend chanter quelque part au fond du bois peut-être par défi. Les balsamines, par contre, ont perdu de leur superbe, pliées, cassées, fauchées, il leur faudra quelques jours pour se redresser.

Je m’effarais tantôt des images d’incendies dantesques en Grèce, en Algérie, en Italie, mais la violence inédite de cette attaque de grêle rappelle une fois de plus la précarité de tout abri face au dérèglement climatique. Je remonte mornement le sentier gagné par le soir et la brume. Le monde de demain est bien sombre et demain, c’est maintenant.

24/07/23

 

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