Vigie, juillet 2023

 

À la ligne, l’odeur des balsamines & ce qui brise le cœur

 

 

Sous le ciel gris, à l’heure où les premiers rayons du soleil frappent les ruches et réveillent les abeilles, pendant que le coq chante et que hurlent les chiens de chasse enfermés dans le chenil en face, je suis en zigzaguant le chemin qui n’en finit pas de bifurquer et de se ramifier entre mille vies parallèles, vies vécues ou vie rêvées, toutes les vies à écrire.

J’ai en tête le très beau livre À la ligne, feuillets d’usine de Joseph Ponthus, qui évoque sa vie d’ouvrier intérimaire dans les usines à poisson puis les abattoirs en Bretagne. C’est un livre terrible et poignant, sans pathos, qui révèle dans l’urgence des vers libres une vie âpre et digne, sauvée par l’écriture (je n’ai appris qu’ensuite la mort de l’auteur, à quarante-deux ans, juste après le succès de son livre).

Il y a beaucoup de livres plus ou moins sophistiqués, et souvent plus que moins, dont la nécessité ne me semble pas évidente, surtout dans le domaine de la fiction. Comme Après Calais de Patricia Rieffel, À la ligne relève de cette catégorie spéciale de livres-lampes qui éclairent le réel sans pour autant s’effacer. Bien sûr les passages où le narrateur découvre l’abattoir et nettoie au Karcher les restes d’animaux soulèvent le cœur, mais ce n’est pas (comme le dit justement l’auteur) à la façon d’une vidéo de L214, plutôt à celle de Franju qui, dès Le sang des bêtes en 1949, était un grand cinéaste, celui qui a réalisé plus tard Les yeux sans visage. La dénonciation gagne à rester secondaire et implicite (même si, en dehors de toute littérature, je peine pour ma part à comprendre qu’on puisse continuer à avaler de la viande après pareille expérience – avant aussi, d’ailleurs, comment peut-on encore manger des bêtes dans le monde d’aujourd’hui ?).

En comparaison, mes récits de promenades paraissent bien domestiques, mais on fait avec ce que la vie nous présente. Quand je suis allé en prison pour donner quelques cours en Guyane, j’ai écrit à partir de cela ; si je m’étais retrouvé de l’autre côté des barreaux, à l’usine ou à la guerre, je l’aurais écrit également ; et Joseph Ponthus, s’il avait disposé de tout son temps pour promener le bon chien qui attendait à la maison son retour de l’usine (qui, sans doute, est encore en vie alors que son maître est mort), aurait fait j’imagine des récits de promenades qui aurait ressemblé aux miens (à choisir je suppose qu’il aurait préféré, et peut-être ne serait-il pas mort d’un cancer à quarante-deux ans…). Au bout du compte, planqué à la campagne ou exposé à l’usine, c’est le même défi final qui nous attend, et qui est dit de façon si touchante et pudique à la fin du volume : le cancer de la mère et son courage à elle (puisque de sa maladie à lui, il n’est pas soufflé mot) ; la maladie, le point final.

Je n’en suis plus là, ou pas encore. Pour l’instant, ma réalité, c’est surtout que je suis en train de vivre le premier jour où les balsamines recommencent à sentir, pas très fort, mais c’est bien leur odeur qui déborde celle des ronces, parce que les fleurs sont plus nombreuses qu’hier et aussi parce que l’air très humide l’amplifie. Une martre s’immobilise sur le sentier et nous regarde venir, sans que Rimski l’ait repérée ; c’est son odeur ensuite qui l’affole et le fait la chercher partout, mais dans la mauvaise direction – « Eh, mon vieux, lui dis-je à voix haute, c’est bien beau de sentir mais il faut aussi regarder ! » Passe juste à ce moment-là un jeune homme très blond qui remonte le torrent en courant et s’amuse je crois des bribes de cette conversation qu’il vient de surprendre entre un bipède et son chien. Il nous salue très poliment avec un accent étranger (je suppose qu’il doit venir du camping en contrebas), je retiens Rimski qui veut sans façon lui sauter dessus et courir avec lui, puis on le croise à nouveau un peu plus tard qui redescend au même pas de course tranquille.

Rimski, comme chaque fois, s’arrête plein d’espoir à chaque endroit où il s’est passé quelque chose, où il a croisé un jour une bête, et je comprends que ce chemin est pour lui autant que pour moi un chemin de rêveries et de mémoire. Un sentier inconnu serait une ligne continue d’exaltation éparse, alors que celui-ci est une succession de segments d’attente d’extrême intensité, au bout desquels on se doit de marquer des haltes presque rituelles de plus en plus nombreuses avec les années. Mon bon chien, quand dans quelques années j’aurai blanchi peut-être comme toi, il nous faudra des heures pour l’accomplir à petits pas notre tour quotidien, pas à cause de la fatigue mais parce que notre réalité sera tellement riches de souvenirs…

Ce jour-là, je reçois encore des trésors de tendresse, de parfums et de livres, qui me rendent un peu honteux d’être si chanceux. Je lis Les pistes invisibles, commence Histoire naturelle du silence et puis Son odeur après la pluie de Cédric Sapin-Defour, qui évoque une amitié de treize ans avec Ubac, son Bouvier Bernois, « une vie intense, inquiète et rieuse où tout va plus vite et qu’il s’agit de retenir », mais la simple idée de cette fin qui, dit la quatrième de couverture, « donne à l’existence toute sa substance » (je sais bien que c’est vrai) me brise le cœur.

 18/07/23

 

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