Vigie, juillet 2023

 

Marchand de cycles

 

 

Sous le grand ciel gris serein, bourdons et abeilles butinent de concert le bouillon noir et les ombelles blanches. Le rose mauve des centaurées scabieuses contraste vivement avec le jaune pâle des champs. La canicule record dont on parle dans le journal, on ne la sent pas encore ici, où tout est très beau et très calme, où la mère chevreuil accompagne paisiblement ses deux petits pour brouter près des vaches. Nul incendie ne menace la montagne vert sombre. On passe à couvert sur le tapis des chenilles jaunes, salués ou dénoncés par la clameur d’un pinson qui répète : « rui’t ti-ti, rui’t ti-ti, rui’t ti-ti… » sur un ton même pas indigné.

L’ombre d’un milan noir traverse le ciel de La Martinette endormie. Ici aussi les chevreuils nous regardent passer de loin, depuis la colline d’où Élodie et moi étions venus en repérage, la première fois, pour voir la maison aux volets bleus dont nous envisagions qu’elle devienne sa maison. Nous avions estimé avec tristesse que ce ne serait sans doute pas possible parce qu’il n’y avait pas de terrain ; elle a depuis acheté tous les terrains dont elle avait besoin au Villard, et je travaille avec elle à transformer en atelier son sous-sol (je me suis fixé comme objectif de terminer avant la fin du mois).

Il y a deux ans, bien avant qu’Élodie apprenne grâce à une amie que cette maison allait être mise en vente, j’ai effectué mon premier tour de La Martinette, que je concluais en écrivant : « Je sens (…) que cette boucle, je vais la faire et la refaire souvent à compter d’aujourd’hui » ; je ne pensais pas si bien dire. Grâce à Rimski auquel me relie le cordon ombilical de la longe, ce chemin est devenu mon chemin à moi, dont je m’étonne que d’autres parfois puissent le parcourir ! Je ne peux pas dire que mon appropriation ne laisse pas de traces, puisque chaque jour nous marquons notre passage, chacun à sa façon — mais cela reste discret.

On s’est inscrit dans un cycle qui devrait durer une quinzaine d’années, peut-être un peu moins (je le redoute) peut-être un peu plus (je l’espère), une quinzaine d’années pendant lesquelles on continuera à voir se répéter le cycle des saisons, les fleurs des mûres se transformer en fruits, les chatons des châtaigniers céder la place aux noix sur le sentier, ainsi que l’évolution inéluctable du paysage et du climat. Les balsamines, qui ont commencé à fleurir, dans dix ans occuperont sans doute tout l’espace. Peut-être un jour verrons-nous le Gelon à sec, qui sait ? La machine s’emballe, sans que rien n’ait été prévu pour seulement la ralentir…

Au bout du cycle, les enfants auront fini leurs études, je vivrai seul dans la grande maison avec mon très vieux chien, près du jardin Élodie. On continuera à tisser en marchant des liens forts comme de la soie d’araignée entre nos maisons. J’aurai écrit Dans ma mémoire indienne et Le livre d’Éléor. Le monde sera devenu encore plus cinglé et moi et je me planquerai dans mon terrier, plus grillon que jamais.

Il me faut cependant enclencher maintenant un autre cycle d’écriture plus que de vie. Je viens de boucler une trilogie de l’écriture en mouvement, avec La route ordinaire, À l’abade et Entre deux gares. La nouvelle trilogie sera marquée par un changement de forme et de méthode, avec trois récits romancés. Dans ma mémoire indienne sera un roman des débuts et de la fidélité. Le livre d’Éléor sera celui de la fin et de l’infidélité, si on veut, sans jugement moral. Restera à écrire le livre des recommencements, des reconstructions, qui fera le lien comme les autres entre l’histoire intime et la grande catastrophe. Ce sera plein de bêtes, de sensations, de tristesse et de joie, ce sera grave et léger, taiseux et bavard, avec des marches lentes et des sprints en montée (Rimski a vu un écureuil). Allons mon chien, rentrons : il est temps d’écrire.

16/07/23

 

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