Vigie, juillet 2023

 

Climax sur le Titanic

 

 

À un certain moment de la journée le vent s’est arrêté, ce qui est assez rare à notre altitude. Plus un souffle, pas un nuage dans le ciel voilé par cette pellicule terne qui prive le bleu de son éclat et le rend inquiétant. Fournaise, canicule, premier vrai coup de chaleur de l’été dans ma vallée, même si au niveau mondial le jour le plus chaud jamais enregistré l’a été ce mardi 4 juillet (mais personne ne doute que ce record sera rapidement battu). J’aurais pu rester à l’intérieur de la maison, où il fait encore frais, voire me réfugier à la cave où la température se maintient à vingt-deux degrés (contre trente-cinq sur la terrasse), mais j’ai voulu sentir la chaleur en face, depuis la terrasse, protégé seulement par le store bleu et le parasol vert.

Installé sur le transat rouge offert à ma mère pour tenter de rendre moins inconfortable son agonie en lui permettant de s’installer dehors comme je le fais maintenant, en juillet 2014, je lis jusqu’au soir le roman de Thomas B. Reverdy Climax. Je veux voir comment la littérature française parvient enfin à prendre en compte le réchauffement climatique, elle qui a tant de peine à sortir du cadre historico-socio-psychologique qui lui est familier et que l’immensité de la catastrophe en cours rend pourtant plus que jamais obsolète. Il faut raconter des histoires qui intègrent cette certitude de la fin de nos mondes, voire de notre fin tout court, écrire des livres de la fin – dans l’espoir peut-être de la différer, cette fin, ou pour au moins ne pas se détourner lâchement du pire et regarder en face ce que nous avons fait, ce que nous faisons, ce que nous avons été, ce que nous sommes, sans présumer de ce que nous serons peut-être capables de faire et de devenir. C’est le sens que je donne aux derniers mots du dernier chapitre, magistral, qui est le point d’aboutissement de cet ensemble bien construit : « Que voulez-vous faire ? Que voulez-vous faire de ce cœur ?… »

Dans la fournaise je lis donc Climax. L’écriture en est soignée, malgré quelques ficelles dans l’utilisation des temps (ces glissements du plus-que-parfait vers le passé simple pour faire oublier la distance d’un retour en arrière). C’est bel et bien un livre de la catastrophe annoncée, un livre de la fin et du dérèglement climatique. La narration est lente mais efficace, les personnages crédibles, les pages décrivant l’accident sur la plate-forme pétrolière ou l’effondrement du glacier sont convaincantes – même si l’assimilation de la vesse de loup (qui est évidemment un champignon) à une plante trahit la fragilité des connaissances naturalistes de l’auteur et laisse planer un doute sur la pertinence des passages plus techniques où il multiplie prudemment la mention « les scientifiques disent que… » Je remarque aussi en passant que, tout comme Joseph Ponthus dans À la ligne que j’ai lu il y a quelques jours et qui évoque, en vers très libres ainsi que le fait Mattia Filice dans Mecano, l’expérience de l’auteur qui a été ouvrier intérimaire dans diverses usines principalement de crevettes et de poissons, le tofu est l’objet de railleries, assimilé par Reverdy au poisson pané et comble de l’absurdité pour Joseph Ponthus, alors que les produits de la pêche industrielle sont considérés comme nobles. Cela montre à quel point le changement de paradigme que la catastrophe climatique devrait induire dans tous les détails de notre vie n’est pas encore effectué chez ces auteurs français comme dans la majorité de la population, et ce alors que même la Cour des Comptes a pourtant signalé qu’il serait impossible de respecter les engagements en matière d’émissions de gaz à effet de serre sans une réduction du cheptel bovin et, donc, un changement de nos habitudes alimentaires.

J’ai apprécié par ailleurs le parallèle entre l’histoire vécue par les personnages et le jeu « Dragons et donjons », les « livres dont vous êtes le héros » (même si tout cela m’est étranger) et la mythologie revisitée par Tolkien, en métaphores transparentes des conséquences du réchauffement climatique : bien sûr que nous avons réveillé le dragon, et joué notre commun destin aux dés. J’ai apprécié surtout cette façon de lier à travers le terme de Climax l’art du récit et l’équilibre écologique, comme si une narration bien construite avait encore un pouvoir réparateur – nous aurons de fait besoin de beaucoup d’imagination pour nous sortir de ce cauchemar…

J’ai terminé ma lecture à la nuit tombée, dans les cliquetis d’insectes, les vrombissements de hannetons (autrefois ils ne venaient qu’en août) et la fumée de la spirale insecticide censée éloigner les moustiques, laissant mon regard s’égarer dans le fouillis de l’actinidia qui traçait dans l’air bleuté de beaux idéogrammes.

L’histoire racontée, je l’ai comme toujours assez vite oubliée, mais les derniers mots ont longtemps résonné dans ma tête, et si j’ai eu sur le moment le sentiment un peu coupable d’avoir seulement passé le temps, comme quand on regarde une série plus ou moins dispensable (je pense à Abysses, regardé avec Clément, qui était censée être une grande série abordant enfin la question climatique avec un vrai contenu scientifique et qui m’a semblé aussi anthropocentrique que d’habitude, avec une histoire abracadabrante d’humain fusionnant avec l’entité sous-marine qui dans la fiction symbolise la réponse de la planète à l’agression humaine…). La nuit venue cependant j’ai rêvé d’explosion en mer et de glacier qui craque. Ce roman n’a certes pas la capacité de changer quoi que ce soit à la marche des choses, il ne renouvelle pas le regard porté sur le monde, mais il laisse en tête ces images terribles dont il faudrait que chacun se souvienne au moment de prendre la voiture, de manger, de voter, de promener son chien, de dire des âneries sur le tofu, dans toutes les circonstances de nos vies.

Depuis ma terrasse du Villard, je sais bien que je suis comme dans une cabine de première classe à bord du Titanic. Ici en montagne, la chaleur reste très supportable et ne résiste pas à la tombée du soir. Le socle de ma maison n’est pas argileux, mes murs devraient tenir (vu tantôt la carte des régions où les constructions sont menacées), nous sommes loin de la mer et des fleuves, à l’abri de la submersion ; le massif de Belledonne semble peu concerné par les incendies, moins fragile que la Chartreuse ou les Bauges, plus humide ; il y a bien la catastrophe nucléaire, qui n’épargnerait personne en France, mais dans l’ensemble on peut considérer qu’on est ici parmi les mieux protégés (pas d’émeutes non plus, et de l’entraide plutôt entre les gens – même s’il y a comme partout des vols de fruits et de matériel agricole). Qui cependant peut se croire sérieusement à l’abri, embarqués que nous sommes dans cette folie ?

La seule chance qu’on a, me dis-je, c’est qu’on le sait, alors que les passagers du Titanic ne savaient pas… Il ne reste plus qu’à espérer un sursaut de la raison et de l’instinct de survie, ou bien une renaissance après la catastrophe… Que voulons-nous faire de nos cœurs ?

10/07/23

 

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