Vigie, juillet 2023

 

Compagnon de mon chien

 

i.m. Henri Tachan

 

Je commence à trouver mon rythme entre les différentes activités de l’emploi du temps. Hier, j’ai repris l’écriture de Dans ma mémoire indienne. L’analogie avec la promenade n’est pas qu’une image, tant j’ai eu l’impression d’écrire pour le plaisir de la surprise. « Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime / Flairant dans tous les coins les hasards de la rime, / Trébuchant sur les mots comme sur les pavés, /Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés… » C’est étonnant de voir à quel point, en vers ou en prose, on maîtrise peu ce qui s’écrit comme en dehors de soi, flânant derrière les mots comme le promeneur derrière le chien qui le mène (j’ai banni de mon vocabulaire le mot « maître »). J’aime me laisser surprendre par ces rapprochements auxquels les mots nous mènent, comme ce « vers » de Baudelaire » qui appelle « rêvés », puisque, comme on le sait puisqu’on a lu Mallarmé, les mots sont des « feux réciproques ». Je me professionnalise un peu à la relecture, me posant vaguement la question de l’effet produit par ce début de chapitre et la cohérence de l’ensemble, mais je reste pour l’essentiel un dilettante, un écrivain du dimanche – même si c’est tous les jours dimanche.

L’accordéon trouve ensuite sa place, autre forme de ressassement puisque je rejoue toujours les cinq mouvements de la « Suite pour enfant » de Solotarev et « Rimes » de Nougaro, qui n’est pas encore fluide. Puis l’après-midi venu je plonge dans le bain des travaux, avançant assez vite la dernière des trois pièces qui sera un bureau. J’aime assez l’idée de « faire un bureau », travail préliminaire à l’écriture que j’ai déjà pratiqué avant L’éloignement. Il faut forcer parfois, mais l’effort physique dispense de celui de la réflexion et puis, c’est bon d’être debout.

La musique m’accompagne, feutrée ou tonitruante, heureuse ou funèbre. Aujourd’hui j’apprends la mort d’Henri Tachan, dont je réécoute alors quelques disques qui me remettent en mémoire, pêle-mêle, ces 33 tours de Josette que j’écoutais, enfant, et celui-là surtout avec une très tendre dédicace de mon père ; le concert à l’Olympia, premier rang à droite, avec mon amie Sophie Kouklevsky, perdue de vue depuis, que j’avais rencontrée le 21 mai 1990 à l’Olympia de Guidoni et qui aimait Tachan aussi (ce devait être entre 1991 et 1992, la date est incertaine et je n’en trouve aucune trace, mais je me souviens qu’il y avait un meeting de Jean-Marie Le Pen non loin de l’Olympia et une ambiance, à l’extérieur, assez délétère) ; un autre concert, bien plus tard, à Meylan peut-être, vers 2000, où le public enthousiaste avait chanté « La chasse » avec lui ; un moment raté à Lodève, où l’artiste avait présenté une lecture non préparée de poèmes piochés dans le Lagarde et Michard qui s’avéra un désastre qu’on préfère oublier. Je réécoute Tachan, sa « Chasse » au vitriol, son touchant « Pas vieillir… », et puis « Ma chienne ».

Lui aussi avait banni de son vocabulaire le mot « maître », qui chantait : « Ma chienne m’emmène à la rivière / Courir derrière des bouts de bois, / J’en ai rapporté trois, hier, / Je crois qu’elle était fière de moi, / Et on s’est roulé sur la mousse, / Ma truffe contre son nez froid, / Mes pattes sur ses cuisses douces, / Je ne suis qu’un enfant, j’ai froid… / Ma chienne patiemment me dresse, / Sans jamais élever la voix, / À coups de langue et de caresses, / Depuis, je mords bien moins, je crois… »

Je rentre un peu triste, un peu las, en fredonnant « Je ne veux pas mourir… », ça change du « Monde nouveau », et ces paroles de « Ma chienne… »

Toutes mes activités restent de fait liées à la présence de celui que j’ai tendance à appeler « mon chien » (même s’il n’est pas mien). Au matin il s’éveille en même temps que moi, allongé dans le lit à mes pieds, et réclame sa séance de caresses auxquelles il répond me léchant la main – puis nous partons en promenade. Pendant l’accordéon ou le temps d’écriture il reste contre la porte, dedans ou dehors c’est selon (je préfère qu’il soit là mais je veux avant tout qu’il soit là où il se sent le mieux). On se retrouve au repas, on se quitte pour les travaux, lui faisant la sieste dans la partie la plus fraîche de la cave. On joue un peu à mon retour, mais le clou de la journée reste la séance de « brossage sportif ».

Quiconque envisagerait l’adoption d’un Samoyède devrait assister à une de ces séances, ce qui lui ferait probablement renoncer à ce projet déraisonnable. Le Samoyède adulte est en effet doté d’un pelage de 15 centimètres avec un sous-poil prodigieusement dense qu’il est nécessaire de brosser quasi quotidiennement, surtout en période de mue, pour éviter la formation de nœuds qui empêcheraient la peau de respirer (on se demande comment faisaient les Samoyèdes avec leurs Samoyèdes : je suppose qu’ils ne les brossaient pas, qu’ils devaient donc être assez dépenaillés, avoir des problèmes de peau, mourir plus jeunes ; ou bien c’est que les Samoyèdes n’ont jamais eu de Samoyèdes, que toute cette histoire n’est qu’une légende…).

Rimski, le plus souvent, devance l’appel du brossage en s’installant sur son canapé, appâté par la perspective des friandises. Je m’approche avec un biscuit dans la main ou la poche et commence par un brossage léger avec le peigne aux longues dents qui permet de démêler grossièrement, ce que Rimski apprécie. Le dos, tout va bien, le flanc gauche, le flanc droit, le poitrail, ça va toujours, le ventre, c’est un régal, les aisselles, ça se gâte, les cuisses et les pattes, ça ne passe plus. Premières protestations avec coups de pattes et babines retroussées sur les dents impeccablement blanches (il est d’une beauté terrible, mon loup blanc, quand il montre ses grandes dents, je l’adore et peux le lui dire sans cette retenue que j’ai avec les humains !). On recommence toute l’opération avec la brosse deux, qui s’en prend au sous-poil d’une façon moins agréable pour lui, puisque malgré les précautions il s’agite tant que le recours aux friandises devient indispensable.

Quand Nathalie est là, l’opération est souvent plus facile car elle lui tient un os pour lui faire tendre le cou et lui écarte les pattes : voici le loup à peu près neutralisé, sur le dos, les poils volent en tout sens, il n’est plus question de se montrer précautionneux mais d’être efficace, c’est physiquement aussi éreintant que d’enfoncer un piquet à la masse ou de s’en prendre à une vis récalcitrante… À la troisième brosse, la plus fine qui écarte vraiment le sous-poil, il arrive que Rimski s’apaise ou se résigne, que tout se passe bien, ou bien il se révolte et devient impossible à contrôler, ou encore il s’enfuit dans la pièce et on lui court après, les chaises volent, les chats protestent, Rimski aboie…

On sort de là avec le pelage bien souple (pour lui), des courbatures et des poils dans la bouche (pour nous). Après quoi, ciné ou lecture à la cave avec le gros chien…

Au bout du compte, sans parler même du temps passé à s’occuper de lui, la somme des interactions sensibles et mentales que j’ai avec Rimski l’emporte probablement sur toutes les autres, tant et si bien que si l’on me demande ce que je suis, ce que je fais, il ne faudrait pas que je me dise « écrivain » ou « professeur » mais, en toute honnêteté, « compagnon de mon chien ».

17/07/23

 

Ce contenu a été publié dans 2023. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.