Vigie, juillet 2023

 

Le chemin et l’autoroute

 

 

« Vous êtes l’épouvante de tous les animaux de la terre, de tout ce qui vole dans le ciel et de tout être animé sur le sol, de tous les poissons de la mer. Tout est entre vos mains… »

Genèse 9, 2-3, cité en exergue de Climax de Thomas B. Reverdy

 

À l’orée de ce dimanche de juillet qui promet d’être particulièrement chaud, en lisière du grand bois qui ne les protège plus, un renard adulte et deux renardeaux jouent ensemble, courant à découvert, s’attrapant et roulant dans l’herbe comme des chats ou des chiens, avec lesquels il leur arrive d’ailleurs aussi de jouer. Tout à leur jeu les renardeaux se risquent sur la route. En grandissant, ceux qui n’auront pas été écrasés ou abattus apprendront la méfiance… Devant le spectacle si touchant et la beauté de ces bêtes, toujours les mêmes questions reviennent : comment peut-on être assez stupide pour ne pas comprendre que ce ne sont pas des « nuisibles », que cette notion est absurde puisque nous sommes la seule espèce qui mérite ce terme ?  Comment par ailleurs peut-on avoir peur d’un renard, qui lui aurait toutes les raisons d’être terrorisé par nous qui sommes « la peur, l’épouvante de tous les animaux » ?

Je remarque cependant que les noisettes, les noix et les pommes grossissent de jour en jour. On voit ainsi que le temps passe et qu’on aborde la longue phase finale de l’été, cette ligne claire qui file droit sous le ciel que traversent les traînées blanches des avions, les traînées noires des martinets.

Après le premier pont, les balsamines et les ronces qui recommencent à ronger le sentier ont été fauchées (par les chasseurs, sans doute, qui ont au moins ce mérite d’entretenir les chemins) ; l’odeur diffusée par le souffle du torrent qui coule à une quinzaine de mètres en contrebas est prodigieuse, quiconque serait capable de la fixer et de l’enfermer dans un flacon mériterait de faire fortune ; mais une telle odeur est impossible à stabiliser et à reproduire, à moins d’imaginer un « odorifère » comme celui de Maude dans le film de Hal Ashby, car elle varie selon le moment, la position du marcheur, le sens du vent, le passage des bêtes… Une telle odeur en outre ne parlerait peut-être pas à quelqu’un qui n’aurait pas fait au préalable l’expérience du sentier en le parcourant en toute saison, plusieurs années durant. On peut en dire autant des livres, des tableaux ou des films, dont les images ne nous touchent si vivement que parce qu’elles correspondent à des expériences qu’on a connues…

La destruction effarante de la nature s’appuie ainsi sur deux manques : manque d’expérience, puisque dorénavant l’immense majorité des enfants vivent en appartement et sans vrais contacts avec le dehors ; manque de connaissance et de compréhension, puisque même ceux qui vivent à la campagne ou en montagne sont le plus souvent incapables de nommer les arbres, les plantes et les animaux qui les entourent, et qui dès lors existent à peine, rejetés dans les limbes de l’incuriosité. J’ai lu tantôt qu’on encourageait la classe en extérieur. Pourquoi pas ? Je suis beaucoup sorti avec mes élèves les premières années, surtout en Guyane. Mais le groupe reconstitue vite des murs aussi hermétiques que ceux de la salle pour se protéger, rester entre soi, entre humains ; à l’inverse, le dehors peut surgir à tout instant et partout, même en ville, pour peu qu’on lui accorde un peu d’attention (comme cette élève qui, il y a quelques mois, a poussé un grand cri en voyant un faucon crécerelle faire le vol du Saint-Esprit devant la fenêtre de la classe). On aurait surtout besoin d’une rééducation du regard et de tous les sens, avec des cours de sciences naturelles, d’identification et de compréhension du fonctionnement des écosystèmes.

On n’en prend pas le chemin. D’ailleurs, on ne prend aucun chemin, rien qu’une autoroute qui mène à notre fin et sur laquelle on envisage plus ou moins de réduire la vitesse de 10 km/h d’ici 2050 – en attendant, on accélère.

09/07/23

 

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