Souvenirs de scènes

 

Feu! Chatterton aux Estivales de Chambéry (30/06/2025)

 

 

Sur l’esplanade qui mène au château ne se pressent encore dans l’invraisemblable chaleur des seize heures que quelques quidams ébahis. L’année dernière, nombreux avaient été ceux qui n’avaient pas pu passer les grilles pour aller voir Zaho de Sagazan. Cette fois, ce n’est pas que Feu ! Chatterton, qui remplira largement la cour du château, attire moins de monde : c’est que les gens ne se sont risqués à sortir que bien plus tard. Il faut dire qu’Arthur, pas toujours inspiré, a dit leur plaisir de retrouver la scène « pour donner de la chaleur aux gens »… De la chaleur, les pierres de l’esplanade en donnent déjà beaucoup trop !… Alors, pendant la longue attente, on parle du « monde nouveau », on ne se plaint même plus « du climat subsaharien », mais on ruisselle, on étouffe, et malgré les gentilles personnes qui passent avec des bidons d’eau pour remplir les gourdes, on n’a pas toujours le moral…

Le temps file cependant, et nous voici enfin accrochés à la barrière, gage de stabilité, possibilité d’évasion facilitée en cas de crise d’agoraphobie – et puis, la notoriété du groupe allant grandissant, les revoir ainsi de si près sera sans doute de plus en plus difficile.

Le charme et la magie opèrent dès l’entrée en scène. On commence avec du très familier, du Prévert, « Compagnon… », et c’est merveille de constater qu’un aussi vieux poème est à nouveau connu et chanté par toute une foule, qui peut-être ignore le nom de l’auteur mais ça n’a pas d’importance. Cette générosité qu’ils apportent tous les cinq, et qu’Arthur, donc, a nommée « chaleur », fait un bien fou.

Ce soir ce sera en quelque sorte un résumé du « Palais d’argile tour », avec les beaux moments de fièvre et de ferveur attendus autour d’« Écran total » (chanté devant une Préfecture !) ou du « Monde nouveau » qu’Arthur Teboul chante toujours avec le public en équilibre sur la barrière, soutenu par un spectateur et un homme du service de sécurité, avant d’accomplir la rituelle promenade sur le dos porté par le public. On est bien trop comprimé pour danser sur « La Malinche », mais on peut sauter, en tout cas mes voisins sautent…

J’aime ces ruptures de ton, ce silence qui peut suivre les cris de la foule et le déferlement de décibels, quand résonne « L’affiche rouge », dans le décor solennel de la cour du château.

À mes côtés, un lycéen venu avec son père connaît tous les titres par cœur et chante, juste et bien, heureusement, quoiqu’en anticipant souvent quelque peu les paroles (cela m’amuse et me rappelle un concert de Bashung, naguère, à Saint-Etienne). Deux dames à ma gauche capturent des fragments d’images ou de vidéos pour leur « Insta », allez, une fois n’est pas coutume, je prends moi-même cinq photos et ce souvenir du chanteur en équilibre sur la barrière scandant « Un monde nouveau »…

Ce que j’attends avec curiosité, ce sont les titres de l’album nouveau, Labyrinthe. Il y a « Allons voir », le titre déjà lancé, simple, candide et frais comme une chanson de Trenet ou d’Higelin faisant une chanson à la Trenet, idéal donc pour entraîner en début de concert le public encore assommé par la canicule. Il y a « Mille vagues », ce chant intime et funèbre que Feu ! Chatterton entonne en cercle resserré, « chanson sur les morts mais pour les vivants ». Il y a « Mon frère », grave, ample et fort bien écrite, et puis peut-être surtout la très brelienne « Ce qu’on devient », dont le « J’arrive » torturé, d’être ainsi répété et amplifié semble pouvoir conjurer l’angoisse de ce changement qu’opère le temps dans nos corps – changement que, soit dit en passant, je ne ressens pas du tout, merci, moi ça va, sept heures dans la chaleur sans rien manger ni boire pour ne pas risquer de perdre ma place à la barrière en devant aller aux toilettes et je suis toujours vaillant, j’ai vingt ans et je n’arrive pas à croire que, pourtant, « j’arrive aussi », comme tout le monde, merci de me le rappeler, je suis impressionné et j’adore le titre mais un nœud dans la gorge m’empêche momentanément de mêler mes cris à ceux de mes voisins et je me contente d’applaudir…

Le final vient trop vite, c’est toujours bon signe qu’on se dise cela, avec « Sari d’Orcino » (« Juliette avait mis sa robe orangée »…) qui fait défiler dans la tête des souvenirs d’été.

On repart dans la nuit d’été.

Ce sont des moments précieux alors, puisque si précieuse est la vie, on fait bien attention à soi, à la nuit, aux hérissons et aux blaireaux tapis dans l’ombre qui attendent pour passer, aux chevreuils qui se risquent dans les phares, ébloui soi-même par ceux d’en face et par cette évidence pire que celle de « ce qu’on devient » : le « monde nouveau », nous y sommes, et il va bien falloir que la connivence, l’entraide, le partage et la beauté débordent des scènes de concert pour irriguer et réunifier enfin le cœur de notre cité divisé, s’il se peut…

En attendant, on retournera voir Feu ! Chatterton.

30/06/25

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