Pariétales

Que faire de la fascination ?

 

 

 Rassasie-nous, nous avons faim

de commotions intersidérales !

                                                                  Antonin Artaud, « Prière »

 

 

Au pied de la statue de l’Homme de Neandertal l’enfant s’essaie sans grand succès à l’art de nouer ses lacets, pendant que s’égosillent les moineaux et les hirondelles et que tombent les pétales des cerisiers. Le ciel et la page se couvrent de nuages et la chienne se roule dans l’herbe neuve.

On renonce à creuser la question sans réponse des origines, de l’origine de tout cela, de ces grottes, ces images, ce ciel, cette page, cette statue, cet enfant, mais on n’en finit pas de s’étonner que cela soit – et de chercher ce que l’on pourrait bien faire, très concrètement, de notre étonnement en général et de notre fascination pour l’art pariétal en particulier.

Bien des chercheurs ont répondu en embrassant la voie scientifique. Je lis avec admiration leurs études ardues, et tous ces ouvrages d’excellente vulgarisation qu’ils ont la bonté d’adresser à un public de non-spécialistes. Sans leurs travaux rien de sérieux n’est possible, et ceux qui croient pouvoir s’en affranchir ne produisent rien de bon (lu cette nuit un ouvrage qui, sans rigueur ni nuances, prétendait expliquer l’art des grottes par les pratiques chamaniques : projet a priori séduisant mais mené de façon prétentieuse, délirante et, pour tout dire, stupide). Les ouvrages de pure science restent cependant insatisfaisants, même pour les savants eux-mêmes qui semblent constamment tentés de s’aventurer dans les sables mouvants de l’interprétation subjective.

Dans une approche plus pratique, plus artisanale ou plus artistique, mais qui n’est pas sans apporter de précieux enseignements aux chercheurs, d’aucuns se sont appliqués à retrouver les gestes du paléolithique pour tailler des bifaces, reconstituer la composition des pigments, imiter l’art pariétal, ce qui a été indispensable pour l’élaboration des répliques de Chauvet ou de Lascaux IV. J’admire leur travail, je trouve qu’ils font un métier passionnant, j’apprécie d’ailleurs les vertus de l’imitation car je crois que l’habit peut finir par faire le moine, mais une telle démarche n’a tout de même qu’un sens limité, dans la mesure où toutes les civilisations dont l’art pariétal était l’expression ont disparu. Poussé plus loin cela m’évoque ces pratiquants occidentaux du « dharma » (les enseignements bouddhiques que j’ai passé naguère quelques années à étudier) grimés comme des moines du XIème siècle qui reproduisent les peintures sacrées tibétaines avec autant de minutie qu’un peintre d’icones et psalmodient des mantras dans une langue qu’ils ne comprennent pas. Malgré toute ma sympathie pour tous ceux-là qui sont manifestement en quête de quelque chose, je ne crois pas qu’il soit possible de fonder une nouvelle culture « digne de ce nom » (comme disait Jaccottet) à partir d’un tel folklore.

La réponse la plus claire, la plus libre, la plus ouverte, la plus évidente, est probablement celle apportée par tous les artistes, peintres, poètes, plasticiens, qui sont descendus et continuent à descendre dans les grottes depuis la découverte de l’art préhistorique. À l’instar de ces romans christianisés du XIIIe siècle qui, en puisant dans la « matière de Bretagne » des motifs issus d’une mythologie celte devenue incompréhensible, ont permis de raviver dans l’esprit des auditeurs des flammes peu catholiques, à l’instar aussi peut-être de l’Antiquité gréco-latine au moment de la Renaissance, l’art pariétal peut offrir à l’artiste contemporain un stock d’images susceptibles de raviver l’envie de se relier à quelque chose de plus vaste et de  mystérieux qui nous manque autant que le vocabulaire pour le désigner, donnant ainsi aux pratiques artistiques et à la culture tout entière une nouvelle base.

Parfois, pourtant, je m’impatiente de cette distance que maintient l’art avec la vie et je me dis (simples divagations) que ce que je voudrais, c’est revenir à une simplicité « paléolithique », comme Joseph Delteil qui, rêvant de retrouver en lui le « premier homme », parlait avec humour de « cuisine paléolithique » … Un tel désir n’est peut-être encore qu’une façon de dire notre distance par rapport aux aspects les plus effarants du consumérisme et de la société de divertissement. Cela peut conduire aussi à des tentatives plus extrêmes : non seulement à se retirer des villes comme Thoreau à Walden, Delteil à Massane, etc., mais à plus follement partir mâcher le peyotl au Mexique avec les Tarahumaras, comme Artaud, ou, indépendamment de toute pratique artistique, à « devenir Indien », comme l’ouvrier lyonnais André Cognat, parti dans les années 60 vivre en Guyane auprès des Wayana – puisqu’on considère avec plus ou moins de naïveté que les « natifs » des Amériques ou d’ailleurs, dont quelques tribus ont conservé un mode de vie semi-nomade apparemment proche de celui de nos ancêtres magdaléniens, ont gardé le secret d’un rapport plus vivant à la nature. J’ai raconté dans L’éloignement les inévitables désillusions qui accompagnent ce genre de fuites, qui continuent pourtant à secrètement m’attirer…

Ici, en Dordogne, je me suis mis à lire, avec un vif intérêt mêlé d’une ponctuelle exaspération, les livres de François Augiéras, et surtout Domme ou l’essai d’occupation.

« À la fin des années soixante, la quarantaine passée, Augiéras, « cœur rompu », « santé ruinée », dort, à titre d’indigent, à l’hospice de Domme, en Dordogne. Le jour, il occupe une caverne à flanc de falaise au-dessus de la rivière (…). Là, il recompose une civilisation, loin du « Petit Homme Actuel » qu’il craint et dont il annonce la fin… (…) Dans sa grotte, Augiéras fait du feu, de la musique, chante, invoque les forces divines entre des étoffes de couleurs et fait sécher l’ortie… »

Ce qui m’attire chez Augiéras est la radicalité d’une posture en laquelle l’art et la vie se mêlent inextricablement. Son expérience reste cependant à la fois limitée, car elle est – comme toutes les tentatives artistiques et existentielles de la modernité – cantonnée au seul individu, et, dès lors (et surtout dans la situation de grande précarité d’Augiéras) désespérée ; c’est dire si elle me semble peu enviable.

Ici le soleil printanier réchauffe le village des Eyzies, et il me faut lâcher carnet et crayon pour aider mon enfant à refaire son lacet.

Mon séjour en Dordogne n’a rien d’aventureux : il s’agit de simples vacances familiales comme en vivent tous les touristes. Je suis là au soleil avec ma femme, mes parents, mes enfants, et ma chienne de Guyane qui commence à se faire vieille mais qui continue de m’accompagner avec dans les yeux toute la reconnaissance dont est capable un chien, me procurant mieux qu’un poème et presque autant que les figures des grottes l’illusion d’une possible réconciliation entre l’homme et l’animal…

Pour que je me risque peut-être à emprunter des chemins aussi dangereux que ceux d’Augiéras ou d’Artaud, il faudrait d’abord qu’éclate ce cocon de douceur familiale qui me protège – ce que, bien entendu, je ne souhaite pas.

En attendant, le retour du beau temps me pousse à faire quelques concessions à ces vacances que je voulais surtout souterraines : je m’apprête à visiter deux abris, un jardin, et le château médiéval de Castelnau…

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