Pariétales

Pages arrachées au Journal du Nant (1)

 

 

Le désir est revenu : désir de marcher, de grimper, de rouvrir un layon entre les ronces et les fougères, de dégringoler la pente couverte de feuilles. Un enthousiasme enfantin me saisit, que je n’avais pas ressenti depuis plusieurs années : je pars pour le premier repérage, en quête d’un abri.

Je suis jeune encore, et dédaigneux de cet « encore » je marche d’un bon pas, humant les parfums de terre et de feuilles pourries qui stagnent dans le sous-bois et me ramènent au temps de ces marches magdaléniennes dont je garde la nostalgie.

La Dordogne est ici, dans cette faille de la montagne et du temps : il suffit d’écouter le fracas du torrent en se frayant un passage entre les sapins, puis de suivre la trace qui descend en pente raide juste à l’endroit où poussent les bolets rudes.

On glisse sur les rochers, on franchit des barrages de bois flottés, on se trempe, on repère les pierres où graver. Ici la roche est vraiment trop humide, couverte de mousse et maculée de terre ; là le sol est trop accidenté pour permettre un bivouac. On finit cependant par trouver notre premier abri sous roche : une ouverture assez large et relativement sèche à dix mètres au-dessus du Nant, défendue par des herses de ronces qu’on abat et qu’on franchit sans peine.

Inscrit naturellement dans la pierre en veinures rouge foncé, voici le tracé d’un mammouth : on nomme ce lieu l’Abri-Mammouth.

Marcher, nommer, graver : voilà le lot de l’homme.

 

*

 

Le lendemain je reviens en portant dans mes bras la vieille chienne Patawa, premier animal domestiqué par le Clan, qui fut de toutes les échappées d’autrefois et qui, me voyant chaussé de bottes et en tenue forestière, oubliant le poids de ses seize ans, m’a supplié de la laisser venir. J’ai cédé, par nostalgie ou désir de relier au temps d’avant la présente escapade – et je me dis, avec raison car elle mourra bientôt, que ce sera sa dernière aventure.

On découvre bientôt un deuxième abri juste à côté du premier, plus resserré mais qui sera pratique pour peindre et graver car la roche y est assez sèche. On en nettoie sommairement l’intérieur et l’on dispose un cercle de pierres dans lequel on entasse le petit bois qu’on enflamme sans tarder. La chienne se repose, couchée près du foyer. Une épaisse fumée envahit l’abri, lèche la falaise et s’élève entre les arbres, visible sans doute – mais à peine – depuis les hameaux (il ne faut pas que l’on nous voie).

Un ploc humide sur la main : accrochée à la paroi, une limace en est tombée.

Trois petits bonds dans la terre rougeoyante : une souris débusquée s’empresse de s’éloigner de ce second abri, qu’on nomme l’Abri-Souris.

Ici on revit la grande fascination du feu, et l’on s’affaire, on trace dans l’air de plus en plus opaque des cercles de braise, on joue les sorciers. Je regrette la nécessité dans laquelle je me trouve de me préoccuper du repas alors que j’aurais préféré simplement m’asseoir, regarder, m’embusquer, prendre des notes, et je constate qu’ici comme partout l’ennui s’immisce – qui fume fort, qui pique les yeux mais qui finalement, comme le font les souvenirs, le vent, la peur, les tremblements de terre ou les orages, brûle aussi, nourrit le feu.

Soudain il fait nuit. L’ombre nous enserre. J’ai peur. Je ne m’attendais pas à éprouver de la peur et même, une si vive détresse. La nuit est immense, il commence à pleuvoir et j’ai peur de me trouver ici, seul avec mes enfants et ma pauvre vieille chienne. Je décide alors d’allumer un autre feu sur les pierres du Nant pour que nous puissions conserver assez de chaleur et de lumière pendant que les patates cuisent dans les braises de l’abri.

Deux feux brûlent dans la nuit du Nant. Nos silhouettes s’y réchauffent, s’y rassurent – fonctions premières du feu humain. « Que le repas est bon, exquises les patates ! »

Aucune invocation ne vient, aucun chant ne monte – juste les flammes…

 

*

 

Au matin on déblaye, ratisse, nettoie les restes d’un foyer de chasseurs juste au bord du ruisseau – os et cendres : je sais qu’eux seuls parmi les humains fréquentent encore ces lieux et, s’ils ne sont pas mes frères et si je m’en méfie, je les considère néanmoins sans animosité excessive ; la chasse me semble un moindre mal par rapport à la barbarie effarante de l’abattage industriel, et sa pratique éclairée (sans rapport avec la réalité de ce qu’elle est aujourd’hui) pourrait être compatible avec le genre de vie dont je rêve ici.

Je badigeonne d’ocre rouge certaines pierres, ainsi que le mammouth que j’ai tracé sur la paroi de l’abri principal.

À cette heure où le soleil écrase la vallée il est agréable d’être étendu au frais, baigné dans cette lumière d’arbres et bercé par le Nant. C’est jeu d’enfant que d’être là, en compagnie d’enfants. Je garde à portée de main le thé brûlant, le livre d’Augiéras. Je suis tenté de me remettre à fumer comme je le faisais autrefois quand il pleuvait, bourrant de tabac et de fruits secs la belle pipe verte dont la fumée dessinait de grisantes arabesques dans l’air saturé d’humidité et dont le pommeau chaud était mon foyer portatif. J’aimais cet objet à la fois rassurant, pour l’illusion domestique que procurait le feu, et inquiétant à cause de la nocivité du tabac : c’était la mort exhalée à chaque bouffée, le temps transformé en fumée. (Aujourd’hui la fumée me donne des migraines et l’odeur du tabac froid, la nausée ; ma lâcheté face à la vie, face à la mort, me navre.)

Une tentative de main négative vire au désastre car j’ai malencontreusement avalé une grande gorgée de poudre d’oxyde de fer en l’aspirant dans le tuyau avec lequel je devais la projeter. Je crache du rouge comme un dragon blessé. Cracher du rouge au fond me plaît : j’en badigeonne la pierre, et bientôt nous voici tout saignants de bave cannibale, comme après une bataille de roucou en pays wayana…

On est bien. Je suis bien. Le Nant chante bien et, Peaux-Rouges, on pourrait chanter avec lui :

 

Maigre Nant des débuts

qui coule ici sans fin

puissé-je en toi lentement me couler

pas pressé

mais confiant

puissé-je grâce à toi me tremper

lame luisante de fin acier

puissé-je avec toi m’ensauvager

car je te sais absolument

inapprivoisable

beau Nant clair

aux courbes bien dessinées

aux chaos ordonné de cailloux, de bois flottés

je lève vers toi ma main rouge

pour te saluer

donne-moi la force de couler

sans me presser

jusqu’à ma fin

donne-moi le courage

de m’abandonner

donne-moi

l’oubli de moi

et qu’en l’abri saignant de mon crâne

ton chant seul résonne.

 

Les enfants badigeonnés de rouge apposent leurs mains sur la paroi, dessinent, gravent et peignent des bisons, des mammouths, des taureaux, transformant peu à peu l’abri en atelier pariétal pour étudiants en art néo-préhistorique.

Le soleil passe entre les feuilles et vient frapper les trois doigts d’une main négative.

Je bois du thé vert mêlé d’oxyde de fer. Je crache rouge.

Je sens que palpite dans mon ventre, tout neuf, inouï, fragile, souverain, ce vieux désir enfoui de forêt et de rus, de grottes et d’images, le beau désir de vivre.

En contrebas les enfants trempés, hirsutes, maculés d’ocre et de terre, magnifiques – cette fois, j’en ai peur, jamais la vie en ville ne sera belle à leurs yeux, et tous les cadres sembleront vermoulus.

L’un d’eux, pris de transe se met à tourner dans l’eau du Nant en tremblant, en criant, hilare, sauvage, occupant parfaitement sa place en notre nouveau monde sauvage ; puis tous deux me rejoignent dans l’abri où je leur lis quelques morceaux choisis du livre du vieux fou ivre de solitude, de détresse et de joie, Augiéras dans sa grotte de Domme…

 

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