Pariétales

La détresse à Domme

 

 

La détresse fait de moi un vieillard, un malheureux. Cependant je ne saute pas dans le vide, et qui m’observerait d’un peu près verrait (…) un bien curieux sourire affleurer sous mes lèvres…

                                       Augiéras, Domme ou l’essai d’occupation.

 

 

Pour que je me risque peut-être à emprunter des chemins aussi dangereux que ceux d’Augiéras ou d’Artaud, il fallait d’abord qu’éclatât ce cocon de douceur familiale qui me protégeait (ce que, bien entendu, je ne souhaitais pas) : et c’est ainsi que, sans l’avoir voulu ni cherché, poussé par le hasard d’un détour, me voici devant le panneau du village de Domme, occupé à gravir à grands pas la colline en direction du cimetière.

C’est le premier voyage de l’après sur cette pente glissante du grand décentrement.

Même entouré me voici seul sur ce chemin où je me redécouvre contingent, secondaire comme telle comtesse vieillie et déclassée qui, chez Proust, s’étonne de n’être plus considérée, recherchée, écoutée ; comme le jeune élégant qui n’a pas vu le temps passer et qui s’offusque de n’être plus regardé ni même appelé « jeune homme » ; comme le notable, le lettré qui, ayant dû fuir son pays en guerre et laisser derrière lui ses livres et son bureau, ne se reconnaît pas dans l’image pitoyable qu’on lui renvoie et qui, humilié, rageant de cette langue qu’il ne maîtrise plus, baisse la tête et se tait.

Bien entendu j’exagère. Je ne ressemble pas à ces pauvres gens qu’on a croisés en venant, réfugiés sous un pont à Lyon. Je reste du côté des nantis, des chanceux. Je voyage. Je peux bourgeoisement mastiquer l’amertume et faire des phrases avec cela. J’ai encore une place à occuper. Ce n’est sans doute pas encore la grande dégringolade dont on ne se relève pas, juste une glissade dont je me dis néanmoins qu’elle pourrait se poursuivre jusqu’au pire, jusqu’à faire de moi ce paria qui est une part de moi.

C’est aujourd’hui seulement que je comprends à quel point François Augiéras représente une possibilité de mon être. Ses errances, sa destinée tragique, son indigence finale me touchent autant que m’ont touché autrefois les magnifiques Notes de ma cabane de moine de Kamô no Chômei.

J’ai relu il y a peu, emprunté à la bibliothèque de mon frangin graveur de Poitiers, L’apprenti sorcier, qui est probablement le plus abouti des livres d’Augiéras ; ce fut un envoûtement. Je m’étais promis que j’irais saluer sa mémoire à Domme, puis je l’ai oublié, et c’est sans en avoir formulé le désir que je me suis retrouvé à franchir les remparts de cette Bastide qui le rejeta et l’accueillit, lui le quasi clochard, le vieux fou, l’authentique paria.

Cherchant parmi les stèles je ne vois d’abord que de vastes caveaux familiaux pas du tout faits pour lui, puis je finis par trouver, sinon sa tombe, au moins son cénotaphe, dont la vision m’émeut étrangement.

Je ne pensais pas être si ému de le rencontrer là – car cette stèle, c’est lui. Le voici à l’écart, au point le plus bas du cimetière, contre le grillage, à côté du ravin et de la forêt : juste une pierre avec son nom inscrit de la façon dont il signait ses icônes, sur trois lignes, en pyramide, Augi – éra – s, ainsi qu’une citation de lui qui, malgré l’emphase, les grands mots et les majuscules inutiles, me parle :

« En ce lieu de silence / Je m’élèverai jusqu’aux ultimes valeurs de mon Âme / et je parlerai avec Elle / Je voyagerai dans l’accompagnement des nuages / jusqu’à cet ailleurs inconnu. »

Je cueille des fleurs de liseron dont j’orne sa stèle, remets en place le cercle de pierres qui l’entoure puis m’assois un moment en la compagnie de ce grand frère, paria au cœur pur qui osa aller jusqu’au bout non d’un style, d’une œuvre, encore moins d’une carrière, mais de sa destinée.

Bientôt je marche dans Domme transfigurée. Il est partout présent, jusque dans les plaques qui ne le célèbrent pas mais lui préfèrent un Résistant, un homme d’État. Le libraire qui me vend le volume de ses Lettres à Paul Placet et me propose l’édition originale anonyme de L’apprenti sorcier, me dit que ses livres ne restent pas une journée dans sa librairie – celui-ci, il ne l’avait que depuis une demi-heure.

Paria, chamane sans tribu comme Antonin Artaud, il est passé, ses livres si rares sont passés, quand même, en douce, sous le manteau. On le célèbre. On pleure encore devant sa fausse tombe. On vient à Domme en sa mémoire.

Bientôt je pénètre dans cette grotte sous Domme que découvrirent naguère deux enfants descendus, on se demande comment, à flanc de falaise. Je suis ses pas. Le joli jeune homme qui guide les visiteurs est presque encore un enfant lui-même, et j’imagine le vieillard Augiéras s’appuyant sur son épaule comme Homère guidé par un pâtre.

Me voici dans le ventre de Domme, à vingt mètres sous terre, happé de nouveau par cet univers froid de draperies et d’os, et je pense à ces jours où il avait si froid, recroquevillé dans sa grotte, en train de taper des cailloux l’un contre l’autre dans la fumée de l’encens, transi, grisé…

Paria ! je suis chez toi, chez moi, de plus en plus seul au fond du boyau, rampant, même debout, et mon dieu qu’il fait froid…

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