Le grand mystère (Rouffignac)
Parmi plusieurs kilomètres de galeries soigneusement repérées il y a quatorze mille ans (magdalénien récent), l’homme-artiste a choisi celle-ci. Quarante pour cent des représentations de mammouths connues s’y trouvent concentrées. Les dessins au fusain sont tracés d’une main sûre dans une craie très tendre qui ne souffre aucun repentir ; l’expressivité, la précision naturaliste, forcent l’admiration et évoquent l’art zen.
Une fois encore la seule représentation humaine (peu soignée, ce n’est qu’un graffiti : l’homme se sentait-il tellement à la marge, mauvaise ébauche face à la perfection animale ?) se trouve au fond du gouffre autour duquel sont réunies en ronde toutes les représentations principales de mammouths, de chevaux, de rhinocéros ainsi que, sur le pourtour, plusieurs bouquetins magnifiques.
Allongé à quarante centimètres du plafond l’artiste n’a pu voir la figure qu’il traçait.
On regarde avec stupéfaction ces signes qui semblent d’aujourd’hui et qui proclament avec insistance leur message indéchiffrable, nulle idée de spectacle ne voilant ici le questionnement premier de l’art car ces figures savamment disposées, stylisées, sans sol, sans ciel, sans arbres ni plantes, ne figurent rien d’autre que l’homme qui questionne.
Elles entourent le gouffre au fond duquel on comprend peut-être ce que signifie être humain, où l’on apprend à tomber, où l’on regarde comme dans un miroir son propre inachèvement, où l’on découvre sa propre humanité cernée d’ombre et de mammouth — ce grand mystère qui échappe à tout discours et qu’on réapprend ici à chaque tracé, à chaque reptation, au bord duquel on reste maintenant hésitant, insatisfait, faute de pouvoir tomber pour de bon…
Le froid, la nuit et les figures grisent. Autour du puits tournent et s’emmêlent les bêtes du grand manège pariétal. Les ombres prennent de plus en plus de place et l’on avance encore dans le noir au pas lent des mammouths. Il nous faudrait ressortir d’ici avec mieux que des souvenirs : un dessein précis, de nouveaux rites, de nouveaux motifs, et s’il se peut une force de mammouth.
L’homme qui se pare
questionne son être-au-monde
l’homme qui survit à trois fractures osseuses
vit dans une société où l’on connaît l’entraide
l’homme qui enterre ses morts
pressent que la vie ne s’arrête pas à la mort d’un seul
ni même peut-être à la mort
l’homme qui peint au fond du gouffre
n’est pas notre ancêtre
mais notre frère.
Deux mammouths s’affrontent
à main gauche, côté sortie — une esquisse
à main droite, côté abîme — un grand mâle
parfaitement dessiné celui-là
comme si l’achèvement, l’accomplissement
naissaient de l’affrontement
de l’obstacle
et du gouffre.
Cette « écriture » très structurée
dont le code s’est perdu
échappe au commerce
échappe au spectacle
et à toute velléité de communication
elle est
rite, danse et chant du passage.
Du contenu précis du « message »
on ne saura jamais rien
mais la grotte garde fraîche
l’intuition
la sensation
le souvenir obsédant
d’une direction.