Pariétales

 

Agantuk

 

Je ne sais pas comment a commencé cette histoire de grottes, la première glissade dans le noir du premier peintre aurignacien – un vieux fou ivre mort, ou aveugle, ou distrait, poursuivi par quelles bêtes, hanté par quels fantasmes ?

Personne ne saura jamais les circonstances dans lesquelles furent tracés les premiers traits des premières processions de bêtes sur le plafond d’Altamira, dans la rotonde de Lascaux ou le boyau des Combarelles, et encore moins les raisons qui poussèrent nos ancêtres à orner ces lieux comme ils l’ont fait, des millénaires durant, avec une obstination dont on retrouve peut-être un écho aujourd’hui chez les graffeurs de nos villes. On ne peut que spéculer à partir de ce que nous sommes, de ce que nous voyons, du peu que nous savons, échafaudant des théories que les découvertes archéologiques viennent sans cesse remettre en question et auxquelles l’art pariétal semble toujours échapper.

Je ne sais pas non plus pourquoi il a fallu attendre le tout début du Vingtième siècle pour que ces images remontent à la surface et, sans qu’on n’y comprenne rien, se mettent à nous parler comme elles n’auraient pu le faire aux siècles précédents.

Je ne sais même pas comment a vraiment commencé mon histoire, ma propre histoire avec les grottes (plus précisément avec ces grottes qu’on dit « ornées », car si la grotte en elle-même m’attire et me plaît, c’est la présence de gravures, de dessins ou de peintures préhistoriques qui me la rend fascinante); mais je sais que cette histoire est faite d’oublis et de remémorations successives.

Un jour, lorsque j’étais tout jeune enfant, j’ai ramassé avec mon père, au pied du mont Reculet, un fossile d’escargot. C’était une belle pièce, un bel escargot de calcaire gris clair que j’ai tenu dans ma main avec une joie intense que je pourrais encore ressentir aujourd’hui, je crois, si je faisais pareille trouvaille… Je l’ai serré dans ma main et puis, par jeu, je me suis aventuré à l’intérieur de sa coquille et j’ai senti des cornes me pousser et le monde alentour s’en aller en spirales : j’étais devenu un escargot, avec la montagne pour coquille ! Quiconque a ressenti cela une fois dans sa vie est prêt à recevoir l’art des grottes.

Une autre fois je me souviens que je farfouillais parmi les cailloux en quête de silex, de serpents, de fossiles ou de crânes, lorsque mon regard a été attiré par un gros bloc de calcaire lisse qui brillait au soleil. Machinalement je me suis mis à en marquer la surface de rainures circulaires à l’aide de l’un des silex que j’avais ramassés, jusqu’à ce que la régularité du frottement me procure une sorte d’extase. Le reste du monde a disparu. Moi aussi j’ai disparu. Je n’étais plus que ces cercles répétés à l’infini sur la surface du calcaire. C’est à ce moment-là que le chamois est apparu à quelques pas de moi. Au lieu de s’enfuir il s’est immobilisé et m’a dévisagé : je garde en mémoire son regard curieux, débonnaire, presque humain, et j’ai pensé « c’est un sorcier déguisé en chamois, il porte un masque d’antilope ». Pendant longtemps j’ai cru que, pour faire apparaître le sorcier-chamois, il suffisait de frotter deux pierres l’une contre l’autre… Tout enfant qui a eu ce genre d’idées en tête me semble bien parti pour vivre l’art des grottes.

Ces deux expériences, et d’autres du même acabit, me semblent avoir en quelque sorte préparé le terrain. Je suppose qu’elles ne traduisent pas seulement une sensibilité propre à l’individu que je suis mais renvoient à un fond commun animiste que beaucoup d’entre nous ont pu percevoir. Dans le texte qui clôt le présent volume, mon ami Jérôme ne dit pas autre chose : « Un jour, comme j’étais là à chercher mes cailloux, je résolus soudain le mystère des peintures préhistoriques. Il faut scruter un champ labouré à la recherche de jolis cailloux de toutes sortes, fossiles, minerai de fer, silex, et surtout petits blocs de calcaire aux formes étranges évoquant des visages ou des animaux… » 

S’y ajoute pour moi un autre élément autobiographique qui, d’une part, peut expliquer l’intensité de  chacune de mes retrouvailles avec l’art préhistorique, et d’autre part relie mon attirance pour ces origines inaccessibles de l’art avec une nostalgie plus intime, plus feutrée, familiale, maternelle.

Toutes ces grottes de Lascaux, Rouffignac, des Combarelles ou de Pech-Merle, et ces Abris du Poisson ou du Cap-Blanc dont il sera question plus loin, je les ai visités avant l’âge de quatre ans avec mon père et ma mère lors de vacances en Dordogne dont j’ai tout oublié. Tout comme mon fils Clément qui, à trois ans, serré contre sa mère ou moi-même dans son écharpe de portage, s’endormait sitôt que nous pénétrions dans la grotte dont il devait ressentir de tout son être le caractère protecteur et apaisant, puis qui, se réveillant de temps à autre, voyait dans un demi-sommeil défiler à la lueur des lampes les figures des parois, j’ai d’abord visité ces lieux dans cet état de demi-conscience et d’extrême porosité qui est celui du rêve et de la petite enfance. À l’instar de l’art pariétal lui-même si longtemps oublié, ces sensations ont été autant de graines enfouies en moi qui ont germé plus tard, lorsque les circonstances l’ont permis. (Cela confirme à mon sens l’importance qu’il y a à confronter très tôt les enfants à l’expérience des grottes, mais aussi de la nature, des musées, des salles de concert ou de cinéma, de tous ces lieux de haute stimulation qui permettent de développer une intelligence sensible sans laquelle l’éducation artistique ou écologique risque de n’avoir plus tard qu’une base fragile, et peu de résonance.)

Revenir aux grottes c’est toujours revenir à un certain message reçu durant l’enfance, puis déformé, perdu, oublié, pourtant inoubliable.

Sous la calcite de l’oubli patientent les traces, projections de vieux désirs perdus dans le dédale de nos crânes où danse encore quelquefois une parade de bêtes, où tremblent des images de concrétions maculées de mains négatives, où un sorcier joue du sax entre deux stalagmites, et parfois on ressent sous la langue, mais sans le reconnaître, le goût piquant du gouffre…

Et puis, tôt ou tard revient le moment où les grottes nous manquent vraiment – on dirait même, nous rappellent à elles, Robinsons esseulés que nous sommes, avides soudain d’enfouissement.

C’est peut-être par simple lassitude devant trop de maîtrise intellectuelle, trop d’équilibrisme bipédique, et cet éloignement du sol, de la terre, de la mère, qui nous est venu avec l’âge ;

c’est peut-être le dégoût devant cette modernité mortifère, qui nous donne une telle envie de fuir, d’aller voir ailleurs, d’aller voir avant, d’aller voir au fond du gouffre si on y est ;

c’est peut-être enfin une brusque lucidité qui nous pousse à quitter le navire dans lequel on était embarqué et tous ses passagers devenus pour nous des étrangers.

« Agantuk », c’est l’étranger, le visiteur de l’ultime film de Satyajit Ray, en 1991 : un vieil homme qui revient sur les lieux de sa jeunesse, à Calcutta, et que chacun considère avec suspicion. Qui est ce personnage qui remet en question la notion de Progrès et semble fasciné par les peuples natifs de la Terre ? Que lui est-il arrivé ? Lui, répond en montrant l’image de bison qui a changé sa vie : regarde, le « Progrès », bien sûr, n’existe pas – tout était déjà là. L’absolue perfection de cette image fait figure de preuve et s’imprime aussitôt dans ma mémoire.

J’ai seize ans. Je suis allé au cinéma avec ma mère pour voir le dernier film du cinéaste indien, dont j’ai tant aimé Le Salon de musique. Je pleure à chaudes larmes, sans raison (c’est ainsi que je réagis chaque fois qu’une barrière mentale s’effondre). Il y avait bien là de quoi dévier le cours d’une vie, peut-être d’une époque, et une piste à suivre – mais comment la suivre, alors que je n’y comprends rien ? Je ne sais qu’en faire. Je garde longtemps dans ma chambre d’adolescent l’affiche d’Agantuk, mais j’oublie le message.

Je n’ai aucune idée de tout ce qui se trame souterrainement lorsque, vingt ans après, je m’engouffre dans la Grotte des rêves perdus, le film en 3D que Werner Herzog consacre à la grotte Chauvet. Je ne comprends pas pourquoi il est si urgent d’aller ce soir-là au cinéma avec mon fils. Je n’ai pas conscience d’être en train de suivre une nouvelle boucle du même chemin. Cette fois encore je ne regarde pas le film d’Herzog : je le vis en pleurant continûment d’une joie confuse et vibrante. Mais je sais cette fois que je viens de retrouver un cap à suivre : Chauvet, bien sûr, et sa réplique où, comme beaucoup, je me rends dès l’ouverture (malgré tout ce que l’expérience peut avoir de décevant lorsqu’elle est menée vite et mal, au pas de charge d’un groupe mal guidé, on ne dira jamais assez la nécessité de ces répliques) – puis surtout la Dordogne.

Je suis reparti en Dordogne l’été 2012, avec mon père et ma mère, mes enfants, leur mère, pour le seul plaisir des retrouvailles et avec l’unique objectif de visiter tout ce qui peut se visiter là-bas comme cavernes, abris, sites archéologiques ou musées. Le deuxième séjour a eu lieu au printemps suivant, en réponse cette fois à l’annonce du cancer de ma mère ; puis j’y suis retourné quatre ans plus tard, esseulé, déboussolé, désarçonné, après la mort de ma mère et l’éloignement de ma compagne.

Chaque fois je me suis dit (avec la candeur d’un paraplégique allant à Lourdes, ou de Werner Herzog faisant à pied le voyage de Munich à Paris dans l’espoir fou que cette marche rude sauvera de la maladie  son amie Lotte Eisner) : allons, en route pour la liberté, l’ « espace dégagé » ! Renversons l’ordre attendu, les grottes guérissent de tout ! Fais les bagages, vérifie les niveaux, mets le disque de Coltrane dans la fente ou le dernier Higelin et puis, cap à l’ouest, direction la Dordogne : il y a urgence…

 

 

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