Pariétales

 

 

Tentative de remémoration (Bernifal)

 

 

Il y a une mémoire, plus ancienne que les souvenirs, et qui est liée au langage, à la musique, au son, au bruit, au silence : une mémoire qu’un geste, une parole, (…) une image, un événement peuvent réveiller.

Edmond Jabès, Le Seuil, Le Sable.

 

 

Plongé dans la pénombre de cette grotte glissante et suintante dépourvue d’électricité, de passerelle et de tous les aménagements habituels, on n’entend d’abord que le bruit des gouttes qui tombent ; puis retentit la voix de M. Pémendrant, le paysan à qui appartient ce lieu exceptionnel qu’il nous permet de visiter.

Une fois descendu le puits de l’entrée, passé l’avertissement du grand bison prêt à charger, voici deux mains gauches gravées, l’une féminine et l’autre masculine ; puis, rendu mouvant et presque vivant par la lueur de la lampe torche, le long masque lunaire d’un visage de femme aux traits fins, surmonté par ce qui ressemble à un haut chignon, nous fait face, nous dévisage en écarquillant un peu les yeux, les sourcils relevés, comme en miroir de notre propre étonnement.

L’homme qui a réussi à débusquer dans le relief naturel de la paroi ce bison rouge grandeur nature, en avait un dans le crâne ou dessiné sur la pupille ! Il était habillé en bison, il parlait de bisons, il rêvait de bisons, il voyait des bisons dans les nuages, dans la forme des flammes et des feuilles comme dans la pierre : peut-être que c’était un homme-bison ?

Une étoile à six branches marque le passage. Un triangle à pointe arrondie peint à trois reprises, effacé puis peint et obstinément gravé en ce lieu précis de la grotte atteste du caractère volontaire de l’ensemble.

Le « tectiforme rouge de Bernifal » se distingue des autres tectiformes observés dans les grottes de la région par ses cinq traits.

Il paraît prêt à bondir et à détaler, cet âne à la tête et aux oreilles bien visibles, les pattes avant pliées, le dessous du ventre relevé ; mais ce cheval dessiné avec deux traits au naseau, deux autres devant l’œil et un derrière la tête si bien qu’on le dirait bridé, ne pourrait-il pas être le premier cheval maîtrisé, domestiqué en image plusieurs millénaires avant sa domestication dans la réalité ? Et que penser de ce signe en forme de hutte : un toit à deux pentes et la cheminée qui parait fumer ! L’idée n’a rien de scientifique, mais on se dit après tout que c’est par les rêves et les livres que l’homme alla d’abord dans la Lune bien avant que de s’y rendre en fusée… Ainsi l’homme dans ces grottes fomentait-il peut-être comme un complot la domestication, la sédentarisation, l’architecture, les mythes, les religions, la science à venir ; ainsi l’Art créait-il l’Homme !

Le poisson, le cervidé, le renne qui brame en marchant, le mammouth gravé et peint dans une niche au plafond, les dessins aurignaciens qui attesteraient d’une occupation bien plus ancienne et prolongée que ce l’on croyait — on les oublierait presque devant ces deux traits parallèles qui semblent figurer une tige, une feuille pointue et la fleur éclose d’une unique plante pariétale !

Caché dans un recoin, le profil d’un homme à la barbe et à la chevelure abondantes — Homme paléolithique ici partout présent.

Pris dans la calcite, la lame d’un couteau de silex est restée coincée là — son propriétaire avait dit : « Je reviens de suite ».

Tout au fond de la dernière galerie, ces stalactites brisées auraient servi à fabriquer des instruments de musique (c’est dans l’os d’une aile de gypaète que fut façonnée, il y a quarante-mille ans, la plus vieille flûte trouvée à ce jour dans le Jura souabe, en la grotte de Höhle Fels) ; lorsque notre guide fait résonner de nouveau ces percussions stalagmitiques que l’homme ne pouvait guère tailler et modifier, se réveille l’écho d’une mémoire très ancienne.

Un instant, mine de rien, par ce geste, en cette pure vibration, le paysan préhistorien rassemble et réconcilie l’homme d’avant et l’homme d’après, l’homme et le lieu, l’homme et le temps.

 

 

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