Les ornements de la Libération (Font-de-Gaume)
« L’homme n’a-t-il point aliéné sa liberté en abandonnant la vie nomade des grands peuples chasseurs ? » Cette question du préhistorien Henry de Lumley revenait avec la force d’une évidence quand je visitais Lascaux, Font-de-Gaume, les Combarelles… Par leur regard, par leur souffle, les images des grottes peintes m’apportaient la preuve que les anciens chasseurs de l’âge paléolithique avaient noué avec le monde un rapport qui s’est perdu.
Alain Lévêque, D’un pays de parole.
Avant sept heures la foule se presse en silence autour d’un réchaud, et l’on croirait un campement de nomades. Un garçon se rendort sur le banc, cependant que deux cerfs traversent la route à vingt mètres de là sans être remarqués. Ciel gris, longue attente puis…
La lourde porte se referme
et l’on remonte à contre sens
le défilé des chevaux noirs
l’espace se resserre
puis s’ouvre à nouveau
au carrefour de trois galeries
en ce lieu du grand retrait
protégé, protégé —
l’absolue sérénité de ce jeune bison en atteste
ainsi que l’absence
de toute représentation violente.
Voici en creux le féminin rouge
en bosse le masculin noir
flamboyant diptyque.
Un renne mâle
semble rassurer
une femelle qui met bas
(trois lapons venus récemment ici ont confirmé
l’authenticité de l’attitude).
L’eau aussi a dessiné
faisant circuler le manganèse.
Puis on arrive au centre
pour Leroi-Gourhan tout serait parti
de ce tracé très simple
d’un jeune bison de face
tout : le clan, la famille, l’habitation
les sons et les signes,
converge en ce dessin
où l’abbé Breuil voyait
les aspects animal et humain réunis.
Ce jeune bison je voudrais
ainsi que le fit ce vieux fou d’Augiéras
l’embrasser
(et ce serait sans doute
le baiser le plus cher de l’histoire :
300 000 euros d’amende !).
Ce beau bison rouge,
comme saignant,
en pleine mue
n’émeut pas parce qu’il est un bison
mais parce qu’il est œuvre d’art
et me rappelle
la nécessité
et la difficulté
de la métamorphose.
Il reste une épreuve ultime
après le passage aux biches
il faudrait descendre
(cela nous est interdit)
dans ce trou où l’on étouffe
où les gaz montent à la tête
provoquant peut-être des visions
permettant l’accès
à un autre état de conscience
(et même sans gaz
le simple fait d’être là…)
Marcher en ce lieu
c’est parcourir sans parole
le poème de la terre
Tout au fond
une représentation anthropomorphe
attise le feu des questions :
Qu’est-ce que c’est que cet homme
partout présent en l’animal
cerné par l’animal
mais qui pourtant a conscience
de s’en être détaché
et semble inventer ici
pour s’en rapprocher peut-être
des rites et un art
d’une complexité inouïe ?
Qu’est-ce que c’est qu’être un homme
si ce n’est
tracer
crayonner
creuser la question ?
Les dessins anthropomorphes
sont ici encore les plus cachés
les plus schématiques
— rien pourtant en cela de systématique
car l’art pariétal
(le peu qu’on en sait, le peu qui en reste)
n’entre dans aucun système
le chemin et les formes naissent
d’une idée ponctuelle
et de l’écoute attentive
de ce lieu précis
de ces formes-là
du jeu d’ombre et de lumière
des mouvements des mains, des torches
de la rencontre enfin
entre la paroi participante, le peintre et le passant
rencontre
à chaque fois recommencée
à chaque peintre, chaque graveur,
à chaque passage de chaque passant
appelé à son tour
à devenir passeur
à grandir
dans le ventre de la grotte
à devenir
plus humain
plus qu’humain.
Le chemin naît de l’écoute
du courage
de la patience
de la douceur
de l’abandon
d’une maîtrise exceptionnelle
des techniques picturales
d’un lien sûr qui peut-être n’est pas
complètement perdu
d’un pont lancé
entre l’homme et l’animal
en cette descente primordiale
qui rend la remontée
apaisée
et pour un peu triomphale
qui élargit le cœur
aiguise la vue
quand la porte se rouvre sur
un monde neuf
et qu’on laisse derrière soi
mais en soi déposées
les images de la grotte
ornements
de notre libération.