Pariétales

 

Passez par les grottes !

 

 

Une pluie de pétales orne la table verte à l’ombre du cerisier. L’odeur tendre des buis, la douceur du calcaire, le goût du thé au jasmin, donnent à ce retour dans le giron de l’origine des allures de fête printanière. Je reste interdit : ce matin nous étions dans la neige, ce soir il pleut des fleurs…

Déjà l’été dernier tout semblait bien fragile. Je me souviens de ce soir de pleine lune où, au retour de Font-de-Gaume, nous étions restés assis sur la terrasse à écouter le concert des grillons. Je disais : la revue Nature annonce un possible effondrement de l’ensemble des écosystèmes pour 2100, mais comment croire que l’on se tient sur le pont d’un navire qui sombre quand tout parait si stable ? Comment croire que le mal invisible creuse son chemin, nous défait, nous sépare, alors que nous sommes réunis autour de cette table ? Le rire des enfants donnait envie de pleurer. Ma mère avait parlé d’une sorte de tromperie. Les effondrements intimes et collectifs déjà se rejoignaient.

Nous voici cette fois aux Eyzies-de-Tayac, au pied de la falaise blanche aux maisons troglodytes, à deux pas de la Vézère et du musée de la préhistoire (j’y tenais). Depuis la terrasse on peut voir trôner, raide en bord de falaise comme un soldat au garde-à-vous, une grande statue d’Homo neandertalensis dont la fonction est de rappeler de loin au touriste l’importance du patrimoine préhistorique.

Rumeurs de la place. Chant d’un coq, bruits de travaux.

Dans les entrelacs sombres des festons que brodent les vols virevoltants des hirondelles, apparaissent et disparaissent les détails infimes ou immenses du paysage : un train qui passe en sifflant sur l’autre rive de la Vézère ; un fragment de falaise ocre clair ; le cerisier en fleurs ; la terrasse sans balustrade de la maison décrépie où sont restés les squelettes de deux gros fauteuils gris où plus personne ne s’assoit plus – et c’est un peu comme si nos propres fantômes nous regardaient depuis cette terrasse, nous renvoyant l’image de ce futur tout proche où nous ne serons plus là…

Bruits de ballon au loin. Des rires d’enfants, des pleurs de bébé, des verres qui tintent, des rires encore — la vie des gens, éphémère, poignante.

Des souvenirs du petit bois de buis de mon enfance me reviennent en pagaille, ce que j’associe d’abord à la fatigue de la route et à la présence de ma mère – avant de voir que je suis en fait installé près de deux grands buis en pots ; et, à propos d’odeurs, je mets aussi quelque temps à comprendre que ces effluves simultanées de poisson, de crêpes, de sauce au poivre, de pommes de terre et de gâteau, qui laissaient imaginer chez les voisins un repas pantagruélique et bizarre, viennent d’un restaurant voisin…

Je hante cette maison de location où la propriétaire a laissé toutes ses affaires, et partout le portrait de ses deux filles que l’on s’attend presque à trouver cachées dans un placard : mille bibelots, toutes les traces de fêtes familiales, de joies d’enfants. Entré ici comme par effraction dans la vie d’autrui, je deviens pour un moment l’anonyme habitant d’une maison des Eyzies…

Puis, à la nuit tombée, je relis rituellement à mon enfant l’album que nous connaissons par cœur.

Bih-Bih se promène en compagnie de Filifraiïme le champignon sur la sente étroite d’un monde sur le point d’être englouti : le monstrueux Bouffron-Gouffron avale tout, paysage et personnages, dès la deuxième planche. Bih-Bih et son champignon se trouvent projetés dans le chaos rose d’un monde sens dessus-dessous (il faut ici changer le livre de sens, car Claude Ponti est facétieux, et pour suivre le texte tourner la tête comme on le fait lorsqu’on cherche à lire les bandes dessinées des fresques sur les parois des églises ou des grottes). Des fragments de civilisations accrochées à des morceaux de planète dérivent et s’entrechoquent. Rien n’est stable, personnages et décors changent sans cesse de taille, « des montagnes entrent dans un petit tiroir, un crayon est grand comme un arbre » : on se promène dans les pages d’un livre ou d’un rêve…

Pour recoller les lambeaux de ce monde sans repères et échapper au monstre, Montagne-de-Sagesse explique à Bih-Bih qu’il faut « soigner l’Ooïpopoille de la Terre avec la première goutte de la première pluie qui est tombée pour la première fois sur la Terre ». « Pendant que vous êtes petits, ajoute-t-elle, passez par les nuages » ; et les personnages ainsi « sautent de nuage en nuage » …

 Ils descendent ensuite au profond de la mer, parviennent « dans une grotte sous-marine où il n’y a plus d’eau » mais des concrétions (« stalagmites, stalactites, plafonnites… »), des peintures anthropomorphes et zoomorphes (on reconnaît les motifs de la salle des Taureaux à Lascaux) et, en tout petit au premier plan, quelques dessins d’enfants. Voici ici déposée la « première goutte de pluie du monde », puis l’on entend des voix et l’on aperçoit « des sculptures, des statues » de toutes provenances dont les murmures sont « comme une musique d’enfants presque endormis… ».

Ces voix déclament (et moi avec elles, en une litanie déclinante) :

« Passez par ici, passez par nous !

Passez-nous par-dessus, passez-nous par-dessous,

passez par les oreilles, passez par les yeux, passez par le nez,

passez par la langue, passez par les dents, passez par la peau,

passez par la nuit, passez par le jour,

passez par pendant, passez par après,

passez par avant, passez par hier,

passez par demain, passez par toujours,

mais surtout passez par nous ! »

Au bout du conte, Bih-Bih recompose grâce à la goutte d’eau originelle l’Ooïpopoille de la Terre qu’avait avalé et que recrache le Bouffron-Gouffron. Le beau vaisseau bleu d’une Terre redevenue habitable tourne dans l’espace, et mon enfant apaisé s’envole sur le cheval de vent de son rêve.

On passera demain par les grottes – en commençant par celle de Villars, riche en concrétions, mais qui présente aussi quelques peintures remarquables…

 

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