Pariétales

L’homme blessé de Pech-Merle

 

 

L’homme blessé de Pech-Merle, on ne sait s’il est blessé, on ne sait s’il est un homme. Il faut pour le voir se tenir près du sol et renverser la tête : ce n’est qu’une silhouette brouillonne qui se confond avec la pierre et qui est traversée de traits qu’on interprète à tort ou à raison comme étant des javelots ou des flèches. Les représentations qu’on trouve dans les livres remettent le dessin à l’endroit, mais quand on passe assez rapidement dans la grotte – car le temps comme toujours est compté – avec un éclairage tantôt trop vif, tantôt insuffisant et pas assez mobile, force est de constater que cet « homme blessé » a été tracé à l’envers sur une anfractuosité assez basse, sans aucune gloire donc, et l’on est loin d’un Saint-Sébastien radieux ou du Christ exhibant son beau visage et ses plaies.

L’homme qui est passé par là, ne semble avoir laissé de traces qu’en creux, pour dire son absence.

Voici, fossilisée dans la glaise, deux empreintes de pas bien visibles : l’une, d’un garçon d’une douzaine d’années – on voit très bien le contour des orteils, la glissade du talon et l’éclat de la boue – et puis, venant en sens inverse, une autre moins complète. Peut-être se sont-ils croisés ici, ces deux-là, ou bien jamais rencontrés parce que trois siècles les séparaient !

Sur la grande fresque des chevaux qui entoure et camoufle un grand poisson à la mâchoire féroce, ont été apposées six mains négatives : trois mains gauches, trois mains droites. Les chevaux sont eux-mêmes pommelés de marques ocre qui leur donnent une allure de panthères mais qui, débordant les contours des dessins, montrent qu’il ne s’agit pas d’une représentation de leur robe mais d’un geste d’appropriation rituelle, peut-être, d’une sorte de marquage, d’un signe liant l’homme au cheval.

Il y a bien entendu un mystère caché au fond du puits, tout au bout du boyau qu’on ne visite pas car il faudrait ramper : il est, ici, à Pech-Merle, figuré par des animaux composites, imaginaires, impossibles, associés à une voûte aux mamelles pendantes ; mais ce qui surtout parle, bien plus encore que l’association partout répétée du mammouth et de la femme – fesses et seins seulement – à la signification symbolique trop évidente, c’est cette main négative toute seule, en noir et blanc, juste au-dessus du puits : cette main, comme d’un enfant espiègle, pour faire coucou ou faire bouger des bêtes avec les ombres, comme d’un homme qui salue ou qui se noie, cette main qui ressemble tellement à n’importe quelle main qu’on brûle d’y apposer sa propre main, pour comparer ou pour refaire le geste, cette main moins énigmatique que fraternelle mais qui, les doigts bien écartés, ne donne aucune direction, ne désigne rien, arrête seulement l’attention et fait le lien, peut-être, entre le puits et la voûte, entre l’obscurité et la lumière, entre l’animal et l’homme, entre hier et demain.

L’homme blessé de Pech-Merle n’était pas blessé : seulement traversé par la passion du silence et des traits. Sitôt descendu dans la grotte en compagnie de l’enfant qui tenait le flambeau, il s’est renversé, s’est oublié dans le travail et la pénombre, a éprouvé jusqu’au bout le vertige quand, juché sur un disque de calcite, il a passé ses doigts – deux pour le mammouth, un pour la femme – sur la glaise du plafond. Il a rampé, il a plongé et, grisé peut-être, s’est métamorphosé en un rêve animal, laissant l’enfant retourner seul et perpétuer la race.

Quelques milliers d’années plus tard un adolescent de seize ans se faufile à son tour et rouvre le chemin.

Depuis, la main négative de Pech-Merle proclame à qui veut l’entendre : on passe, on ne passe pas – à toi de retrouver la formule, le rite.

 

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