Pariétales

 

Une place à Sarlat

 

 

À Sarlat tout est jaune, propret, réglé, léché, le décor est parfait pour permettre la flânerie légère des touristes. Rien ne heurte, rien ne blesse, rien n’est laid, ni malade, ni mort : c’est le jardin de Siddhârta du temps qu’il était prince. Ici comme ailleurs le passé médiéval est une carte postale dont même le bleu du ciel semble avoir été artificiellement ravivé. À perte de ruelles des cohortes de familles heureuses mangent et boivent en riant – seuls les canards et toutes les bêtes sacrifiées pourraient trouver à redire, mais on ne les entend pas. On n’entend aucun cri. On ne voit ni ombres, ni sang, juste les façades de calcaire jaune, ici ou là le vert tendre d’un figuier, le ciel trop bleu, les passants trop heureux.

Il y a là sans doute, aussi artificielles que puissent paraître ces cités trop jolies pour ne pas être un peu maquées avec l’industrie du tourisme, un certain art de vivre qui se déploie, qui constitue pour bien des pays moins fortunés un idéal inatteignable, et qui me touche. De cet hédonisme fragile qu’incarnent ces foules et ces lieux, j’ai eu aussi ma part, le garçon sage, le bon fils, le bon mari, le bon père, l’irréprochable fonctionnaire ayant longtemps réussi à camoufler l’asocial, l’atypique, le paumé, le perdant, le paria qu’en toute logique j’aurais dû être, que je me sentais être, que je commence à être.

Ces gens heureux, je ne les envie presque pas mais j’aime m’asseoir ou marcher parmi eux, mêlant mes ombres à leur lumière et faisant comme si.

Je marche. Je joue encore ce jeu du touriste à Sarlat. Aux enfants j’offre une glace à la framboise, et leur joie ravive le jaune des façades et le bleu faux de l’été. Je suis seul. Cela ne se remarque presque pas. Vues à travers mes pupilles les ruelles de Sarlat sont sales et grises mais cela ne se remarque pas et personne ne songe à me lapider. Je suis un paria invisible.

Puis voici l’église où tous les sons s’arrêtent. Le gris de mes pupilles vire au bleu roi, au rouge vitrail, aux couleurs les plus pures. L’odeur de l’encens me saisit. L’espace me saisit. Je n’ose pas m’asseoir sur cette chaise de prière qui, pourtant, semble m’attendre ; je n’ose aucun signe extérieur, mais je sens qu’ici plus qu’au dehors, je suis chez moi. Une prière profane me vient que je murmure dans ma tête : « Si c’est Ta volonté… » Comme une grotte l’église m’apaise et m’accueille : je ne me convertis pas, ni Dieu ni la Vierge ne m’apparaissent mais, paria, pour un instant je me sens à ma place…

Le soir les garçons viennent me rejoindre dans la caverne vide de la chambre. Léo lit Les fils de la terre, Clément s’exerce avec moi au saxophone puis s’empare d’un ouvrage sur la faune locale pendant que je reprends les lettres d’Augiéras. On fourbit et on aiguise les armes à venir.

Je me dis qu’il faudrait, qu’il faudra, réinventer ensemble des rites, partir bivouaquer dans la montagne, tendre le hamac au bord du torrent, chanter autour du feu d’automne !

Je brûle de retrouver le bel élan de ma jeunesse amazonienne : les carbets, les pistes rouges, les insectes, la griserie des feuilles, l’oubli des criques, et ces grottes peuplées de chauves-souris où je m’embusquais pour observer la parade du coq-de-roche… Puisque le pacte bourgeois est brisé j’inventerai en riposte la première société secrète néo-préhistorique que je nommerai : le Clan du Nant !

 

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