Pariétales

Hameau du Roc

 

 

Fonder un nouvel espace culturel propice au développement de relations au monde revivifiées passerait par l’expérience des grottes. Il faut donc, à l’instar d’Orphée, chuter, creuser, traverser. C’est devenu une seconde nature : partout je cherche le ravin, l’abri, la grotte, et me retrouve bien souvent les mains écorchées, les genoux couronnés, comme un vrai sauvageon.

C’est pourtant sans moi que les enfants cette fois s’éloignent et, d’un pas décidé, prenant à peine le temps d’attraper au passage sur la branche basse de l’arbre, vieil instinct du cueilleur, quelques prunes gorgées de soleil, marchent vers la forêt et la falaise où l’on trouve dit-on une grotte ornée interdite au public mais qui fut « visitée par des préhistoriens de renom » (on ignore lesquels). Je les regarde disparaître, petits Sapiens aux sens alertes plongés dans le monde.

Alentour le jardin apaiserait le cœur le plus agité. L’allée des marronniers, les grands noyers, le tilleul, les ombres sur les graviers, la terrasse bien protégée, font qu’on reconnaît sans peine l’un de ces lieux qu’on n’habite jamais qu’en vacances ou qu’en rêve. Le vent souffle dans les feuilles tout comme aux plus beaux jours.

Oh le beau jour ! Il y a en moi un paria, soit, mais aussi un être qui ignore tout des troubles, des vicissitudes, du malheur que moi, je ne saurais oublier, et qui par intermittence peut se laisser aller à la douceur d’être là, comme le ferait un domestique qui, en l’absence de ses maîtres, ose se vêtir du peignoir, se saisir de la pipe, se servir un verre de bon vin et, s’asseyant un moment sur le sofa ou la terrasse, s’imagine qu’il est vraiment chez lui.

Il fait trop froid dans mon ventre pour que je puisse à nouveau me sentir chez moi quelque part – ainsi que j’en ai eu l’illusion quelquefois –, pour que cette terrasse du Hameau du Roc puisse être à mes yeux autre chose qu’une plate-forme en haute montagne cernée par le vide (et dieu sait si j’ai le vertige).

Plus d’attente ni d’appels au Hameau du Roc,  si ce n’est celui de l’obsédante tourterelle posée dans le tilleul et qui semble un fantôme incapable de  communiquer, mais porteur d’une information de la plus haute importance (sinon, à quoi bon insister ?), ou simplement d’une discrète leçon de persévérance universelle : te voici seul, c’est entendu – pas comme un roc, n’exagère pas – et le monde continue à chanter, à souffler, à se mouvoir avec ou sans toi.

Puis les enfants reviennent et reprennent leur vie ordinaire (de ce spectacle aussi je serai tôt ou tard privé) – l’un chantant, l’autre lisant. En rêve je me promène le long de la falaise, pas si triste, pas si lourd, accueillant dans mes cheveux un peu du vent qui ébouriffe les grands marronniers de mon enfance abolie, je m’enfouis dans cette grotte du Roc interdite au public et je repasse au feutre les tracés qui sauvent, les dessins qui protègent, les gravures qui répètent la permanence de la métamorphose et les épreuves traversées victorieusement.

Il faut, il faudrait, il faudra être solide, ou fragile, comme un roc.

 

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