Pariétales

Des lieux qui nous relient

 

 

Je me balade au bord de l’eau

au bord du lit de l’eau de la rivière

en rêvant au fil de l’eau

à l’au-delà infiniment bleu du ciel…

Jacques Higelin, Beauregard

 

 

Chaque matin, avant l’ouverture du musée et le départ aux grottes, je pars avec ma chienne me promener le long de la Vézère. Plus ancienne que l’art des grottes sont les clameurs matinales des oiseaux et le chant profond de la rivière…

J’avance nonchalamment dans la rosée entre le vert clair des arbres et le vert sombre de la Vézère : balade sonore et visuelle pour moi, olfactive pour la chienne.

J’ai en tête cette chanson de Beauregard, le dernier disque d’Higelin qui m’accompagne dans la voiture entre deux grottes et deux disques de jazz et, virevoltant un peu sur le chemin désert comme le funambule sur la scène, je chante à l’adresse de ma chienne, des canards, du soleil levant et de la Vézère « La Balade au bord de l’eau ».

Je regarde et je note : le froissement de l’air déplacé par le vol des canards ; les chutes ; l’écume accrochée aux racines parmi lesquelles les ombres dessinent des figures humaines et animales ; le ballet des remous, des gerris.

Je sais que cette rive ainsi arpentée en chantant, en écrivant, sera à jamais un de mes lieux, un de ceux en tout cas où j’aurai pu me sentir fugacement « relié » à plus vaste que moi, relié au monde, relié « au très ancien et à l’élémentaire »…

*

Dans un des passages les plus frappants de ses « notes de carnet » (La Semaison, II), Philippe Jaccottet évoque « tout ce qui nous relie (…) au très ancien et à l’élémentaire » : « la pierre usée, tachée de lichens, proche du pelage ou du végétal, les écorces ; les murs devenus pour la plupart inutiles, dans les bois ; les puits ; les maisons envahies de lierre et abandonnées ».

Ce sont des lignes que j’ai souvent relues avec un vif sentiment de reconnaissance et quelques sanglots dans la voix, tant elles me semblent dire avec justesse et humilité l’urgence de notre situation et la nécessité de l’art :

« Dans ce moment de l’histoire où l’homme est plus loin qu’il n’a jamais été de l’élémentaire, ces paysages où le monument humain se distingue mal du roc et de la terre nous donnent un ébranlement profond, entretiennent le rêve d’une sorte de retour en arrière auquel beaucoup sont sensibles, effrayés par l’étrange avenir qui se dessine. (…) Il nous semble qu’il y a encore partout des stèles éparses, des traces de temples. Qu’est-ce que cela signifie, et quel en serait le profit pour nous, ou la leçon ? Nous rencontrons, nous traversons souvent des lieux, alors qu’ailleurs il n’y en a plus. Qu’est-ce qu’un lieu ? Une sorte de centre mis en rapport avec un ensemble. Non plus un endroit détaché, perdu, vain. En ce point on dressait jadis des autels, des pierres. (…) Dans les lieux, il y a communication entre les mondes, entre le haut et le bas ; et parce que c’est un centre, on n’éprouve pas le besoin d’en partir, il y règne un repos, un recueillement. Notre église, c’est peut-être cet enclos aux murs démantelés (…). Nous hésitons à entrer dans les autres à cause des schémas intellectuels qu’elles interposent entre le divin et nous. (…). Il nous semble que dans un monde uniquement tissé de tels lieux, nous aurions encore pu accepter de nous risquer, et de succomber. Ces lieux nous aident ; ce n’est pas pour rien que se font de plus en plus nombreux ceux qui les cherchent, souvent sans même savoir pourquoi. Ils n’en peuvent plus d’être étrangers à l’espace. Là seulement ils recommencent à respirer, à croire une vie possible ».  

Et Philippe Jaccottet d’ajouter que « les œuvres que nous aimons sont elles aussi en contact avec des ‘lieux’ » (…) : « Voilà la seule culture : celle qui préserve et transmet l’innocence, le natif. Le reste devrait porter un autre nom. »

Il me semble que quiconque s’apprête à descendre dans une grotte ornée aurait tout intérêt à avoir en tête un tel texte, en plus des nécessaires informations historiques et géologiques. De façon peut-être plus évidente que ces sublimes cathédrales gothiques bâties sur tant de souffrances humaines, et avec en arrière-plan une telle volonté d’imposer un ordre et des dogmes auxquels il est devenu bien difficile d’adhérer, la grotte fait partie de ces lieux qui nous procurent non seulement « un repos, un recueillement », mais nous mettent fugitivement en rapport avec « le natif » et nous donnent le sentiment d’une connivence avec l’« espace ».

Écrire, graver, c’est peut-être une façon de rassembler, de questionner, de protéger en soi les grottes ornées de ces lieux et de ces moments qui ont permis, qui permettent encore, une telle connivence : paroles, images, lieux réels auxquels il conviendrait d’ajouter certains autres visités en rêve.

À chacun naturellement d’en dresser son propre catalogue et de faire sa propre exploration. Je dois cependant avouer avoir pour ma part également vécu des expériences comparables dans certaines chapelles, certains temples discrets, certaines ruines, ou même certaines églises assez lourdement chargées d’Italie, de Grèce, du Portugal, voire dans cette cathédrale forestière encore inachevée et si touristique de le Sagrada Familia de Gaudi à Barcelone – mais peut-être plus encore dans cette petite abbaye de Brantôme où je suis entré par hasard et où, sans doute conditionné par les visites de grottes que je venais de faire et que je m’apprêtais à poursuivre, à cause de l’étrange concordance qui avait soudain unifié la lumière du soleil déclinant à travers les vitraux et la hauteur du plafond avec la musique que diffusaient les haut-parleurs et l’appel d’un moineau, j’ai connu le vertige d’une sorte d’élévation.

 

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