Pariétales

Sauvés par les grottes ?

 

 

Une hirondelle dans le ciel gris, quelques remous, deux canards engoncés dans leurs plumes : me voici reparti pour mon rituel matinal à deux jambes et quatre pattes le long de la Vézère. Les grottes commencent à faire leur effet : en arrivant j’ai vraiment cru lire le tracé d’un mammouth dans les lignes de l’eau… Un tout petit train sans wagons passe. Le temps est de nouveau bien froid, et l’on se dit qu’on va peut-être vers de plus grands froids encore. L’Europe ne risque-t-elle pas en effet de revenir à un climat polaire si, comme certaines projections l’indiquent, le courant chaud du Golf-Stream est dévié par la fonte des glaciers du Groenland ?

On a pu retracer avec une certaine précision les mouvements de nos ancêtres vraisemblablement liés aux changements climatiques, et notamment la dernière migration (que j’imagine pathétique) de l’homme de Neandertal s’éteignant notamment au sud de l’Espagne ; mais aujourd’hui, où la Terre est surpeuplée et où les hommes sédentaires et armés jusqu’aux dents s’accrochent à leurs territoires, qu’adviendra-t-il lorsqu’il commencera à faire vraiment plus chaud au sud, peut-être plus froid au nord, et partout plus instable ?

J’aime imaginer que l’art aurait sauvé Homo sapiens de la catastrophe qui a emporté l’homme de Neandertal – car celui-ci, jusqu’à preuve du contraire, ne le maîtrisait pas, ou bien sous des formes qui ne nous sont pas parvenues (c’est dire la fragilité de ces songeries).

L’art tel qu’on le découvre dans sa perfection déjà indépassable à Chauvet puis, quinze-mille ans plus tard, à Lascaux, émerge à la suite de plusieurs millénaires de fabrication d’outils de plus en plus sophistiqués. Par cette entreprise artisanale puis artistique, l’homme se détache de la nature et isole ce qui deviendra son « propre » : en germe dans l’art paléolithique se trouvent la religion, les sciences, la technique, la séparation mais aussi peut-être le désir d’une réparation ; car j’ai l’intuition que cet art n’est pas seulement l’expression de l’identité d’un groupe mais plutôt une tentative d’établir un lien fort avec l’ordre naturel incarné par les figurations animales.

Comme tout langage symbolique, l’art pariétal dit simultanément le temps naturel et le temps humain. Pour élaborer un calendrier lunaire qui permettait peut-être de limiter les naissances hivernales, il n’était pas besoin de l’art. Pour chasser, il n’était pas nécessaire d’en passer par l’art. Mais pour entrer dans la danse des formes et y trouver sa place, l’art devenait nécessaire.

Cela s’est fait à un moment où l’homme était particulièrement vulnérable, à cause du grand froid qui venait et qui a sans doute contribué à l’extinction de notre frère de Neandertal (certains chercheurs ont émis l’hypothèse que la bonne adaptation de Neandertal au froid n’aurait pas été suffisante car il aurait en revanche eu du mal à modifier un régime alimentaire trop dépendant du gibier : voilà le genre de suppositions propre à réjouir le végétarien que je suis !) ; cela s’est fait en tout cas au moment où l’homme avait pleinement pris conscience de sa séparation d’avec le reste du règne animal (comment expliquer, sinon, le traitement réaliste appliqué aux animaux alors que les représentations humaines sont presque toujours schématiques ?).

Nous en sommes un peu au même point. Aujourd’hui où l’homme est parvenu au bout d’un processus de séparation de la nature et de la culture, il devient vital de renouer d’autres liens avec le monde. Cela donnerait un sens à cette étrange découverte faite d’abord à Altamira en 1878, puis confirmée aux Combarelles en 1901 : nous serions sans le savoir retournés chercher dans les grottes ce qui nous était nécessaire pour continuer à vivre, un peu comme ces moines tibétains qui, au XIe siècle, allaient rechercher dans les grottes les textes et les trésors que Padmasambhava avait cachés pour permettre à l’enseignement bouddhique de traverser une période difficile.

L’exploration des sites archéologiques se fait maintenant avec la rigueur scientifique nécessaire, mais sans qu’on prenne le plus souvent conscience de ces enjeux qui nécessiteraient un recours plus fréquent à des équipes incluant des poètes, des penseurs, des artistes concernés par ces questions…

À mesure que j’avance le long de la rivière d’un pas plus rapide (il s’est mis à pleuvoir), les idées les plus floues et les plus grandioses me viennent avec une exaltation que je n’avais pas connue depuis le temps où, tout jeune étudiant en lettres, je lisais Thoreau, Artaud, Giono ou Kenneth White : « habiter poétiquement le monde », dégager le socle encombré de ce qui fonde notre humanité, par-delà les différences entre les cultures, retoucher terre, retrouver la Terre commune, rechercher les signes d’une nouvelle entente avec l’animal – voilà ce à quoi nous invite l’art des grottes ! Ce n’est pas ma chienne (aussi trempée que moi) qui me contredira : les bêtes sont divines, croiser une biche ou un cerf dans la forêt suffit à s’en convaincre – alors, imaginez, un mégacéros ! Peindre l’animal, en épouser les formes, en sublimer la force, c’est peut-être rendre à l’homme toute son ampleur possible !…

Bientôt séché et calmé, je repars le long des routes paisibles du Périgord. Je regarde à travers le pare-brise où nul insecte ne s’écrase, les vaches allongées dans l’attente de l’abattoir, la litanie des monocultures, les fermes-usines où s’entassent les canards et les pancartes invitant le touriste à venir se repaître de scènes de gavage.

Certes le printemps n’est pas encore tout à fait silencieux, au moment où j’écris une tourterelle entonne sa litanie et un vol de colvert survole en cancanant la Vézère ; mais l’on sent bien, même en ce lieu préservé, que notre monde malade est pris dans les rets d’une vision étroite qui le mène à sa perte.

En route cependant vers la prochaine grotte, en quête de rien de moins qu’une libération !

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