Pariétales

Pages arrachées au Journal du Nant (2)

 

 

La route pour venir n’est jamais la même : on ne louvoie jamais entre les mêmes pierres, on ne dérape jamais sur les mêmes embûches, contournant par la gauche l’obstacle hier contourné par la droite et avant-hier gaillardement escaladé. Je connaîtrai vraiment le Nant lorsque je l’aurai entièrement remonté et descendu en ayant épuisé toutes les possibilités de cheminement depuis la route jusqu’aux crêtes, et ce par toutes les saisons ; autant dire que cela laisse le loisir de continuer longtemps ce jeu de loutre.

Sitôt arrivés à l’abri les enfants se jettent à l’eau puis recommencent à casser des cailloux ; puis ils contemplent le feu dont la fumée encore épaisse à cause du bois humide suit le cours du ruisseau.

Moi, assis au bord de la grotte Mammouth, je regarde le visage du Nant, le rêvant, l’imaginant, l’inventant en quelque sorte comme on dit qu’on invente une grotte : je découvre le Nant.

J’en aime les détours, les éclats, les lumières, le chant. J’aime cette façon qu’il a de transformer en danse le contournement des obstacles et les ondulations des rayons de soleil traversant les feuillages.

Je sais que des chasseurs, des pêcheurs d’écrevisses peut-être sont passés par ici, bien avant moi, plus vivement et bien plus loin que moi ont remonté le Nant, mais personne ne l’a regardé comme je le fais aujourd’hui, en se confiant à lui.

Si je ferme les yeux je le vois.

Si je bouche mes oreilles je l’entends.

Cette nuit je rêverai de lui…

*

Soudain l’eau ruisselle sur toute la paroi et tombe à l’intérieur. Il pleut sur la forêt, les gouttières des arbres ont crevé et l’on entend, mêlé à celui du Nant, une sorte de grondement continu venu du ciel. Le feu ne prend pas. Il n’y a plus de bois sec et je n’ai réussi qu’à enfumer mon abri. J’allume un bâtonnet d’encens, une bougie, je m’assois en tailleur et j’attends. Je suis seul. Je ruisselle. Plic et ploc, plic et ploc.

Je sens bien que je ne suis pas fait de la même roche que cet abri de granit ; en moi il n’y a pas seulement des failles : c’est toute ma pierre qui est tendre et poreuse, creusée par l’eau, bien lisse, bien fragile.

Posé ainsi au fond de mon abri je deviens une sorte d’offrande, une toute petite statuette gravée et polie par un artisan minutieux, raffiné, un bibelot préhistorique.

Ce qui se célèbre à travers moi c’est la fragilité, la petitesse de l’humain face aux grands arbres, à la grande montagne, à la pluie déjà froide, au grondement du Nant, au grondement du temps.

Le feu ne prendra pas. L’encens est fini. La bougie s’est éteinte. Je reste assis seul au fond de mon abri, hors d’atteinte, protégé, exposé, avec l’eau froide qui goutte sur mon nez.

Je suis un roc, je suis un non, je suis le Nant.

 

*

 

Après plusieurs jours de pluie pendant lesquels il n’a pas été possible de revenir, me voici de nouveau à l’Abri-mammouth. Rien n’a changé. Les peintures ont tenu, même les pigments les plus exposés sont intacts, ainsi que les quelques modestes aménagements effectués la dernière fois. Je plante dans la terre boueuse un bâton d’encens épais afin de parfumer le temps ; l’odeur forte fait vaciller ma mémoire et transforme mon abri en temple rouge. Je suis heureux. J’ai envie de chanter et presque de danser. Comme je ne sais pas danser je me contente de m’asseoir en tailleur entre le thé, le livre que je n’ouvrirai pas et le carnet, pendant que les enfants s’occupent du feu.

Ce n’est pas un feu ordinaire qu’on essaie aujourd’hui d’allumer, de nourrir, de déployer en oriflammes orange et fumées bleues au fond de cette gorge humide creusée par le Nant. Ce n’est pas un feu pour distraire ni pour passer le temps – d’abord parce qu’on met en lui toute notre attention, tous nos espoirs d’enfants. S’il s’éteint, trop tôt soufflé par le Nant ou à cause du bois spongieux qui ne prend pas, oh, on n’en fera pas un drame, on ne pleurera pas, on dira même avec un fatalisme de façade que c’était prévisible et même inévitable, mais ce sera tout notre séjour en ce lieu, déjà si précaire, qui s’en trouvera compromis. On aura froid (il fait déjà bien froid), on se repliera sur son squelette, ni le thé ni le livre ni l’encens ne réconforteront plus et on manquera de lumière aussi, car le jour arrive à peine au pied de la falaise.

On espère. On souffle avec délicatesse sur les feuilles arrachées au carnet et glissées en boule sous le petit bois qui fume. On souffle. Ne sois pas si pressé, juste attentif à la possibilité du feu. Ne te réjouis pas trop non plus si la flamme s’élève : ce n’est que le papier, le petit bois, cela ne dure pas et il faudrait que la flamme soit bien plus forte pour pouvoir sécher toute l’eau qui imprègne les souches entassées au-dessus, toute cette eau qui pèse de tout son poids de douleur et d’orages.

Comme un bâton d’encens géant le feu, cependant, fume et parfume le Nant.

Le feu et l’eau.

Le feu et la terre.

Le feu et l’air.

Souffle, souffle pour que la flamme ne faiblisse plus – elle a vraiment failli s’éteindre. Ne crois pas qu’il suffit de laisser faire, de voir venir ou partir, passif et résigné : un feu, cela se crée, c’est un travail du souffle et de l’esprit, une invention vitale comme les peintures des grottes.

Cette fois la grosse souche flambe, on n’osait l’espérer, et l’enfant applaudit de ce signe favorable – en moi aussi un enfant applaudit. On pourra vivre ici, on pourra vivre : la vieille souche a pris, qui ressemble à une tête de tapir qu’on aurait mis à boucaner. L’encens fume, le feu flambe, le Nant chante plus fort et je fredonne en sourdine avec lui comme le chat ronronne.

« Maintenant on va laisser faire le feu, ne plus l’entretenir et construire le barrage » – mais ne dis pas cela, l’idée même de laisser mourir le feu m’attriste et moi je soufflerai, je soufflerai d’ici, du fond de ma grotte, je soufflerai des mots pour prolonger ce feu de souches trempées dans ce repli du Nant au pied de la falaise.

Je m’allonge dans l’abri et je regarde, tant qu’il y en a, les belles volutes bleues monter le long des arbres jusqu’au ciel gris sombre qu’on ne voit presque pas.

Soudain je sens la présence des arbres : les antiques érables sycomores aux troncs couverts de mousse qui poussent dans la roche et nous surveillent, les jeunes bouleaux sans feuilles qui cherchent la lumière, les frêles noisetiers, les raides épicéas aux troncs de caïman, tout ce peuple muet enraciné dans le sol instable et qu’on voit, qu’on entend, qu’on sent vivre seulement quand on s’allonge, qu’on renverse la tête vers leurs cimes et qu’on fait silence.

Dans ce silence le feu claque de joie.

On s’en rapproche, on se rassemble autour de lui. La souche à tête de tapir s’est enflammée de l’intérieur : de face on ne voit que le bois lisse léché par la fumée, mais de côté c’est une fournaise de diamants violets que l’on contemple en s’exclamant.

Le soir tombe, le froid gagne ; ici près des flammes, les paupières plissées, les bottes fumantes, on se serre, on se brûle les genoux et les doigts et on hume en ce feu la forêt tout entière.

« Paix à la fascination du feu ! », chantait Ribeiro.

Jette des feuilles en offrande au seigneur feu, jettes-y tes pensées, tes souvenirs, et regarde-les se flétrir, se tordre, blanchir et disparaître.

L’eau froide qui file et le feu qui flambe dansent chacun à sa façon, l’eau du Nant vers le bas et le feu vers le haut ; entre les deux la fumée hésite, suivant le cours du torrent tout en s’élevant.

 

« Que deviennent les braises ?

− Des cendres.

− Que deviennent les cendres ?

− Poussière.

− Que devient la poussière ?

− Elle se fond dans l’air, retombe et se mêle à l’humus.

− Et que devient l’humus ?

− Terreau pour l’arbre, qui un jour devient braise, cendres, poussière… »

 

La tête de tapir cependant est devenue tête de loup, œil et crocs de braise, langue de feu, dont le museau peu à peu s’affaisse – et l’on guette l’effondrement et la métamorphose qui s’en suivra. Quelle nouvelle bête va sortir de là ?

Hommage à nos effondrements, à nos métamorphoses !

Ode à nos vies flamboyantes, aux chemins qui bifurquent, aux abandons qui font le feu renaître ailleurs et se propager autrement !

Louanges au seigneur feu, noble allié en notre occupation du Nant !

Enfin la souche s’affaisse, dont on salue la chute. Il fait si bon qu’on ferme les yeux et qu’on blottit sa tête dans sa propre épaule ou le creux de son bras – et c’est tout ce monde sauvage du Nant qui s’en trouve attendri et comme apprivoisé.

Ce soir-là on rentre en titubant, ivres de joie, de thé et de feu. On enlève nos bottes et nos chaussettes trempées et l’on redescend pieds nus sur la pierre, sur la terre, sur la route. À chaque pas on sent qu’on est vivants dans un monde vivant.

 

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