Vigie, juillet 2012

 

 

 

 

SISYPHES 

 

 

1.

 

En été les villageois 

travaillent contre le temps

on entend de toit en toit 

l’écho des coups de marteaux 

le vrombissement des scies 

toutes les bribes de leur 

étrange et tonitruant langage 

qu’emporte le vent.

Devant tant de bruit le sapin

qui domine la maison

semble s’assombrir 

cependant qu’en sifflotant 

l’ami venu d’Amérique

aide à transporter le bois 

— lui repartira

aux premiers jours de l’automne 

et s’il aide à la besogne 

c’est sans nul attachement.

 

Le sapin, l’ami nomade 

regardent les villageois 

Sisyphes poussant leurs pierres 

fourmis héroïques  

— misérables ! magnifiques ! 

 

 

2.

 

Ahanant dans la fumée et le raffut, l’homme en sueur sous le soleil éclatant de juillet délimite un périmètre autour de son Terrier. Il faut maintenir à distance les attaques. Il faut se protéger. Armé d’un lourd engin à moteur il coupe, tranche et ratiboise. Une oreille infra ou supra-humaine – une oreille de grillon, de criquet, de grenouille – pourrait encore percevoir la plainte des animaux blessés qui fuient, mais lui n’entend plus rien. Il tond : c’est une de ces bourgeoises activités par lesquelles l’heureux propriétaire d’un Terrier bien à lui affirme sa domination sur quelques arpents de planète.

À mieux y regarder il y a pourtant dans cette scène quelque chose qui ne tourne pas rond. L’homme qui tond ressemble en général au militaire en parade ou à l’enfant ravi de piloter un tracteur : sans effort, rassuré par le bruit, slalomant parmi les arbres ou les arbustes qu’il a lui-même plantés, il domine le monde de toute l’arrogance infantile de sa bipédie mécanisée. Or celui-là ne parade pas. Remontant au prix d’un effort manifeste une pente assez raide, il tire derrière lui (comme on imagine Sisyphe portant, par lassitude de l’avoir trop poussée, sa lourde pierre sur son dos) ce qui fut autrefois un engin autotracté mais dont le mécanisme s’est détraqué. La charge est trop lourde : il ne laissera derrière lui qu’un maigre chemin à peine plus visible qu’une trace de limace et bordé de hautes herbes parmi lesquelles criquets, sauterelles, grenouilles et grillons se sont déjà réfugiés.

S’il réfléchit avec quelque franchise il lui faut reconnaître que c’est la peur qui est la cause de tout cela. Assis près de l’engin arrêté, l’homme revoit cette journée déjà lointaine d’un autre été où, pris d’angoisse et presque de rage devant la perpétuelle montée des herbes qui brouillaient les contours de son jardin en le confondant avec les champs alentours, il avait descendu d’un cran de trop la lame de coupe. L’herbe resterait rase. En bon gestionnaire domestique, seigneur et maître du Jardin, il gagnerait du temps. De l’essence. De l’argent. La tonte avait été violente, les pierres projetées en tout sens, les taupinières broyées, la terre écorchée avaient fait un bruit terrible. Puis la bordure de pierre avait fait éclater la lame. Silence. La paix parmi les herbes. Depuis, le simple dégagement de quelques esquisses d’allées est un effort pénible assez vite abandonné.

Sisyphe délivré, l’homme délaisse la machine et s’incline devant les hautes herbes du jardin hirsute, territoire des grillons, des criquets, des grenouilles (l’oubli de la peur, le renoncement à la rage gestionnaire, sont d’abord dans ces détails). Puis il renonce aussi au douteux privilège de sa bipédie et, à quatre pattes dans les herbes, suit longuement la course opiniâtre d’une limace orange.

 

21 et 22 juillet 2012

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