Vigie, juin 2023

 

D’orage et de résine

 

 

Courant comme tout un chacun de tâche en tâche avec les pieds pris dans les rets d’une tracasserie domestique mineure mais qui, sur le moment, m’accapare, je m’agite absurdement pendant que mon grand chien nordique, censé ne pas pouvoir se passer de longues promenades sportives, dort sur le dos, étendu les quatre pattes en l’air sur le carrelage de la cave. Quand je m’approche, il s’étire imperceptiblement, pressentant la caresse. Il émane de tout son être un sentiment de béatitude absolue qui me fait m’interroger sur le sens de la vie. À le regarder, il ne fait aucun doute que seul compte le confort, la sécurité, les caresses et la sieste. Lui qui dispose de tout son temps pour faire ce que bon lui semble, préfère dormir comme un chat domestique ou un bébé, agité par nulle conscience du temps perdu, et même en vérité agité par rien puisque même l’araignée qui est en train de courir sur son museau ne provoque chez lui aucune réaction. Pris de pitié devant une telle félicité canine, je repousse l’heure de la balade et retourne à mes tracas.

Lorsqu’une heure plus tard je redescends, il sort de son sommeil et, sitôt que je l’appelle, s’enfuit, fidèle à la réputation de sa race puisque les Samoyèdes sont désobéissants et facétieux. Comme je ne suis pas d’humeur à jouer je tourne les talons et le plante là, « bien fait, tu n’avais qu’à obéir ». Vingt minutes plus tard, la leçon a été comprise et nous partons à l’instant précis où l’orage éclate.

Bénis soient les détours, les retards, les tergiversations, les chiens désobéissants et même les migraines, car il est évident que l’averse décuple le plaisir de l’escapade ! Il faut le voir bondir sous la pluie battante, ce gros chien qui tout à l’heure semblait une descente de lit, et il faut voir son maître aussi qui va de ci, de là en sautant dans les flaques, ruisselant et ravi, ayant oublié tous les tracas. Cet espace resserré par la poussée des feuilles, la rumeur de l’averse semble l’agrandir à nouveau, faisant résonner la forêt de son fracas et ma mémoire de sensations tropicales. En passant je croque dans les jeunes pousses d’un épicéa ; le goût de la résine se mêle à celui de l’orage.

02/06/23

 

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Vigie, mai 2023

 

La confusion

 

 

Vraiment, je suis confus. L’odeur de poudre et de miel des pissenlits me monte à la tête et trouble mon esprit. Cette forme sombre qui passe sur les hautes herbes autour de la gouille, je ne sais plus si c’est l’ombre d’une corneille ou la corneille elle-même, et si je regarde l’eau dans cette folie baroque je ne sais plus non plus où est le reflet, où la réalité, où l’envers et où l’endroit. Quant à l’aigle qui tourne dans le ciel vaporeux, comment savoir s’il monte ou s’il descend ? L’odeur des bouses chauffées par le soleil qui tant rappelle l’imminence du grand abandon de l’été m’amène au bord de l’évanouissement, et sans le mouvement mécanique de la marche je tomberais et je m’endormirais. Hébété je regarde passer l’apicultrice en tenue de moniale, et cette roue sans voiture qui vient s’échouer comme naguère en contrebas de ma route ordinaire. Le ciel mauve s’obscurcit. Sans le vouloir je bouscule en passant les cornes d’une limace. Je m’excuse, pardon, vraiment : je suis confus.

(Premier jour de traitement antihistaminique, penser à diminuer la dose.) 

03/05/23

 

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Paris express (avril 2023)

 

 

 

Des bribes encore de chapitres égarés dans la mémoire des trains et des routes, des allers, des retours, des finals réitérés car on croit toujours que c’est la dernière fois, des paniques, des fuites, des retrouvailles…

Les voyages familiaux laissent peu de traces dans les carnets. On n’a pas le temps d’écrire, et d’autant moins cette fois-ci qu’il n’a pas été possible de prendre le train et qu’on a fait le voyage en voiture. Des heures durant, Élodie conduit et je joue les co-pilotes avec deux GPS. L’approche de Paris offre des sensations de vertige inédites. D’ordinaire on laisse filer les images de la banlieue et l’on arrive au cœur de la Capitale comme on débarque sur un sommet en ayant pris un téléférique ; mais cette fois, tout est lent et tendu. La circulation se densifie, l’alignement des immeubles devient encerclement et soudain, ça y est, pour la première fois on roule sur le périphérique, pris par un flot de voitures comme on n’en a jamais vu, impuissants, ballottés, soumis aux aléas du courant. Bientôt on comprend qu’il faut éviter la voie de droite, la plus dangereuse. La traversée dure trente minutes, jusqu’à ce qu’approche enfin notre sortie. En ce grand bâtiment brillant, délabré, écrasé au bord du périphérique comme un soufflet raté, on ne reconnaît même pas la Philharmonie, dont on admirera bientôt les beautés intérieures. On entre dans la ville et l’on finit indemnes et épuisés dans le parking souterrain que notre hôte nous a aimablement proposé. On s’installe dans la jolie cave louée cher avenue de Flandre, puis on s’en va dans la grande ville.

On n’a pas le temps d’écrire aussi parce qu’on n’est jamais seul et qu’on suit un programme fixé d’avance qui ne laisse guère de pauses – mais on s’imprègne d’images qui restent si bien en mémoire que neuf ans plus tard elles sont presque aussi vives que celles qu’on a pour de bon sous les yeux et auxquelles elles se superposent d’autant mieux qu’on refait un parcours comparable. Ainsi me voici de nouveau au musée d’Orsay, seul avec Clément, parce que lors du dernier voyage avec ma mère nous avions été tellement éblouis par l’exposition Artaud / Van Gogh… L’exposition Degas-Manet, que l’on visite scrupuleusement, n’est qu’un prétexte. Je sais, moi, pourquoi je suis revenu ici. Je veux y retrouver le souvenir de ma mère, et cette atmosphère de recueillement devant certaines toiles si terriblement lumineuses malgré la nuit qui était sur elles et sur nous. Je veux revoir ce « Coin d’appartement » peint par Monet qui représente un intérieur en contre-jour où l’on voit un enfant qui regarde vers un extérieur végétal et lumineux, avec en arrière-plan, dans l’ombre, presque effacée, sa mère assise à une table. Je m’étais arrêté devant cette toile et j’avais pleuré longtemps en serrant dans mes bras Léo (dans mon souvenir, Clément, mais les notes de l’époque sont formelles). Je veux lui raconter ce moment fondateur du futur Livre de Madère, et que nous regardions ensemble, comme nous l’avions fait il y a quelques années aussi devant un Picasso qui, curieusement, nous avait tant émus l’un et l’autre parce qu’il y avait vu comme moi un homme en pleurs.

Las ! les temps ont changé. À Orsay désormais comme au Louvre, chacun a le droit d’user se son smartphone comme il l’entend, si bien que l’atmosphère de recueillement si frappante autrefois n’est plus qu’un souvenir. Le mouvement circulaire de la foule rappellent le périphérique. Il faut ruser pour apercevoir les toiles les plus prisées par les amateurs de selfies, contourner les importuns, endurer l’éclat des écrans qui faussent la vision. Autour des van Gogh c’est l’émeute touristique, Vincent versus Mona Lisa, et je renonce à montrer le bel autoportrait bleu à Clément – pour la « Chambre jaune », il a presque fallu se battre. Quant à mon cher « Coin d’appartement » vers lequel je me suis précipité d’un pas bien assuré en disant que ce serait le clou de la visite, je ne sais pas qu’il est en déplacement à Giverny jusqu’au mois de juillet et je me heurte tristement à son absence. Il n’y a plus rien ici. Ce rien est aussi cinglant que signifiant.

On s’enfuit sous la pluie le long de la Seine, laissant à main gauche des rues partout barrées par les CRS. Un homme est pourchassé par des gendarmes. Pour la deuxième fois Clément et moi nous retrouvons bien involontairement confrontés à un déplacement présidentiel – on se souvient qu’on s’était ainsi retrouvés près de la Tour Eiffel sans savoir que devait y être prononcé le discours de réélection, le 24 avril 2022. J’avais fait ce printemps-là deux rapides allers-retours pour aller voir Raphaël avec Élodie puis Guidoni aux Bouffes du Nord avec Clément, voyages si rapides qu’ils n’ont, je m’en aperçois à présent, pas laissé de trace écrite, ne laissant flotter en mémoire que quelques images du cerisier en fleurs au Jardin des Plantes, du Louvre, des Catacombes ou du Lion de Denfert. Cette fois, le contexte de lutte contre la réforme des retraites rend l’atmosphère particulièrement tendue. On marche vite jusqu’au Museum où nous rejoignons Élodie et Poema, et où le grand cerisier battu par l’averse a depuis longtemps perdu toutes ses fleurs.

Nous voici dans le XIXème. Le long du canal toutes les familles sont de sortie avec les poussettes et les chiens. Les cohortes de cyclistes casqués passent, se heurtent parfois. Les commémorations en moi se bousculent. Dans le cocon de la Philharmonie je songe au dernier concert d’Higelin, à sa dernière apparition là-bas sur la gauche de la scène, puis je me laisse emporter par le jeu virtuose de Yuja Wang et la symphonie « pathétique » de Tchaïkovski. À la Grande Halle de La Villette, je pense encore à Jacques, qui y donna de flamboyants concerts, puis je me replonge dans ces désirs fous d’éternité qui fondent la civilisation égyptienne. Au Zénith où je retrouve Agnès pour ce que je pense être nos adieux à Thiéfaine (mais Agnès pressent à juste titre qu’il n’en est rien car l’artiste est en trop bonne forme) le fantôme en manteau gris n’est pas loin (Izïa l’a revêtu la veille, ici-même). Je pense encore à lui, à l’éphémère des spectacles, au dérisoire de tout ce tintamarre. Je ne vois pas le vieux Renaud, prostré sur son fauteuil, l’air absent, comme déjà parti. Une panne de batterie me prive des retrouvailles avec Franck et Marie, perdus quelque part dans la foule.

Toutes ces foules, tous ces fastes, ces salles, ces musées, ces musiques, ces marches dans la ville. On divague sous les étoiles virtuelles du Planétarium, qui s’effacent. Les voyages familiaux sont une leçon d’éphémère à chaque pas. Bien vite c’est la fin, le temps d’un concert de jazz et d’une dernière et longue visite à la Cité de la Musique. On repasse devant le « paradis de sushis », près de la rue Riquier et de la petite grotte qui nous a servi de refuge pendant trois jours. L’air s’adoucit, pas la blessure qui lance un peu. Promenade Florence Arthaud les joueurs lancent leurs boules argentées devant les bateaux à quai et le soleil réveille nos ombres. J’ai déjà tout oublié. Je n’ai rien oublié. Je marche encore le long du canal pour la dernière marche du dernier voyage familial, bribes de voyage, fragments de famille décomposés, recomposés, neuf ans après le dernier voyage du temps de la complétude. Une sterne pierregarin voltige au-dessus de la Seine, bec, ailes et cris pointus comme une réminiscence. Plus loin un Malamute joue avec d’autres chiens plus petits sous les tilleuls en feuilles, et cette scène printanière des chiens s’attrapant et courant entre les arbres avec leurs pelages et les feuilles agités par la brise bien fraîche achève de nimber l’instant d’une forme de mélancolie, car il suffit que l’on tourne le dos pour qu’il n’y ait plus qu’un square désert.

On traverse la passerelle pivotante où se pressent touristes et passants pendant que le soleil se fraye un chemin entre les nuages. La Seine rutile. Passent une mouette rieuse en capuchon marron, des canards — hier ici on regardait glisser sur l’eau la canne et ses canetons —, une barque à moteur, la vie des gens en vacances un samedi après-midi d’avril ordinaire dans ce quartier tranquille, lumineux, plein d’espace. Sous chaque pont dorment des réfugiés qui parfois apostrophent les passants. Ils tiennent comme ils peuvent avec les adjuvants nécessaires qui achèvent de les plonger dans l’hébétude. On détourne les yeux des tentes Quechua déchirées pour ne plus regarder que les eaux marron, les péniches, la librairie et nos souvenirs flottants.

 

 

Sitôt rentré il me faut repartir, sans savoir que sitôt reparti il me faudra revenir…

 

J’attends le dernier train. Les chardonnerets piaillent dans le platane, occupant tout l’espace sonore du quai désert. Une brise tiède fait onduler les herbes qui ont monté en graine. C’est le soir, mon ombre a repris ses va-et-vient le long des voies. Je suis très en avance, et le train en retard. Bien sûr je suis inquiet, je n’ai pas dormi et je ne m’apaiserai que lorsque je serai à ma place dans le TGV. C’est le prix à payer, ou bien la récompense, d’avoir écrit un livre ferroviaire : je dois retourner à Paris pour en parler à la radio. Tout à l’heure, pleurnichant devant le portail noir de ma maison avec la patte de Rimski dans ma main, j’aurais donné n’importe quoi pour que le voyage soit annulé ; mais cette douceur de la lumière et du vent sur le quai aux longues ombres, cette perspective sur les crêtes de Belledonne illuminées au loin et ce balancement surtout des herbes qui anticipe celui du train commencent déjà à produire leur effet lénifiant. Sur le quai d’en face un jeune couple d’amoureux qui vient de se retrouver s’enlace. On sent des effluves florales…

Nous sommes le 19 avril 2023, neuf ans donc après le dernier voyage avec ma mère qui aurait eu 79 ans demain si elle avait vécu, si la petite fête familiale et musicale que nous lui avions donnée le 20 avril 2014, en ce jour où elle s’était sentie un peu mieux (peut-être avait-elle exagéré ce mieux pour ne pas trop nous peiner), n’avait pas été la dernière de ces fêtes. Alors, chantons un peu :  «Vous disiez pas une larme, le jour où je n’y serai plus, et c’est pour ça que je chante, pour ça que je continue… ». La voix du haut-parleur annonce le train qui va m’emporter, moi, l’orphelin de 47 ans, avec mon passé, mon présent, mes projets, mes peurs, mes rêves, on ne laisse rien de tout cela sur le quai, mais je sais que le voyage, si court soit-il, va tout brasser, rebattre les cartes du dehors et du dedans, mêler mes images mentales à celles d’autres gens, agrandissant le tout petit espace où je tourne en rond pour en faire un pays.

En route encore pour la traversée du printemps.

Qu’interrompt, deux heures après, un message : l’émission est reportée pour cause d’aphonie. Arrivé par le dernier train du soir, je repartirai donc par le premier train du matin. L’envie d’écrire s’évanouit. Je termine mornement la lecture de Mécano de Matthia Felice, commence celle de Charge, j’ouvre le huis clos psychiatrique de Treize…

Des hurlements de mouettes m’accueillent à la sortie de la gare comme des huées. C’est une situation bien étrange que d’être là sans raison, par erreur, pas à ma place, comme téléporté. Je descends la rue Roland Barthes dans la nuit tiède en direction de l’avenue Daumesnil. Des rires encore, des échos de fêtes. Les ombres des échafaudages tendent leurs toiles d’araignée sur la longue avenue presque déserte. Je passe devant le « café du repère », je prends mes repères pour la prochaine fois, puisque prochaine fois il y aura – ce sera un jour de mai, j’ai déjà mon billet, « il fera beau »… Un campement de fortune protège la fragilité et l’errance, mais que protègent ces grandes grilles, ces façades illuminées, ces portiques ? Une femme parle seule avec une voix grave, suave, menaçante. Même en pleine nuit le ciel est clair, comme autrefois Lyon où cela m’étonnait tant. Et puis, voici l’impasse Mousset, où les travaux ont avancé (les pavés seront bientôt complètement refaits). Fernando m’accueille très gentiment, et son bel accent chantant aussitôt me déporte loin dans l’espace et le temps, à Belém, une autre vie… La nuit dans la grande chambre où je suis installé comme un roi est entrecoupée de réveils paniqués parce que je crois avoir laissé passer l’heure et de rêves guyanais.

À six heures les clameurs des merles qui résonnent dans l’impasse n’ont rien à envier au tapage des aubes tropicales. Je fais le chemin à rebours. Parmi tous les réverbères aux lueurs blanches, une lumière verte. Sur les façades presque entièrement éteintes, une fenêtre éclairée. Tous les moineaux semblent s’être rassemblés sur deux ou trois arbres seulement d’une avenue qui en compte pourtant des dizaines. Dans les magasins déserts les hommes et femmes de ménage s’affairent, tous noirs dans la lumière blanche. Les rares passants ne se saluent pas, ne se regardent pas. Je rejoins le flux grandissant des quidams qui s’en vont prendre le train – ce long train-là qui attend déjà, je crois, encore plus en avance que moi…

 

Paris, 13-14-15, 19-20/04/23

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Vigie, avril 2023

 

J’avril

 

 

Avril fébrile

tout frémissant tout tremblotant

et gracile,

avril au prunier en parade effleuré par la brise

et si fragile

qu’à son orée on rêve plus que jamais

d’îles et de livres

ou d’un enclos

pour protéger les pétales du vent

et le cœur des rafales du temps,

avril facile qui fait tomber des cimes

des rimes qu’on ramasse plus aisément

que les fuyantes morilles,

avril jeune faune qui file cheveux au vent, 

ou faon malhabile à la course hésitante,

avril intranquille lorsque tourne le vent,

avril subtil quand les notes les plus aiguës du chant du roitelet

se mêlent aux trilles du troglodyte

sur fond de grand orchestre torrentiel,

avril beau parleur dont on croit les promesses

quand le merle moqueur semble dire

que le monde se préoccupe de nous,

avril cruel quand il te jette à terre

en quête des morilles

le nez sur la jeune grive tombée du nid

et qui crie,

avril avare qui cache ses trésors,

avril comme un rocher glissant,

avril entravé par les ronces nouvelles,

avril délivré par la poussée des fougères,

avril tout rutilant de rus et de soleil,

attends-moi, je suis à toi dans un instant,

le temps de passer le harnais à mon chien

et de prendre un carnet, 

j’avrile.

03/04/23

 

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Vigie, mars 2023

 

Retour au réel

 

 

Cette nuit un rêve tranchant est venu briser la coque de mon sommeil. Je marchais dans les corridors d’un hôpital en appelant ma mère – mais je n’appelais pas, en fait, je poussais des cris, des cris de bête entrecoupés de sanglots d’enfant. S’en suivaient des images d’opération, lacérations, néons cassés, angoisse blanche.

Le jour venu, le soleil pâle, le vent tiède et les mots sèchent la sueur des cauchemars. Tout à la joie du retour au réel je ratisse le jardin, projetant dans l’air des brassées de vieilles feuilles que Rimski rattrape en aboyant. C’est merveille de sentir la brise sur les bras nus, merveille de voir les pousses vert tendre qui percent la croûte terne, merveille de voir le chien blanc courir dans le jardin où je sais que bientôt j’installerai ma table pour les prochains travaux d’écriture. Avec Élodie on parle de clôtures, parce que les sangliers sont venus faire un tour dans son terrain. On monte un ou deux arrosoirs en passant par ce creux où ont été dispersées les cendres de ma mère. On parle de notre prochaine escapade, la première depuis un an, à Dijon où je suis invité pour une lecture dans le cadre du Printemps des poètes et où nous irons voir H.F. Thiéfaine dont la nouvelle et peut-être dernière tournée commence ce soir.

Les débuts et les fins, la quête du renouveau, l’intensité des retrouvailles, il me semble vivre tout cela comme en accéléré. L., une jeune fille asperger (et bien plus que cela) qui fut mon élève en troisième il y a quelques années vient me voir dans ma retraite. On se raconte, on sympathise, et nous voici amis : chic ! ce n’est pas si fréquent, tant il est difficile de se faire des amis passée la vingtaine – et comme j’étais bien incapable de m’en faire en ce temps-là, je compte les vieux copains sur les doigts de mes mains. Tous ces mots échangés, toute cette souffrance mise à distance et dépassée en partie par la parole, l’écriture, l’intelligence et la sensibilité, cela chamboule, inquiète, donne le vertige ; puis tout se dépose comme limon au fond du ruisseau, et ne reste que cette paisible certitude de savoir qu’on n’est pas seul au monde à vivre follement ces alternances de clarté et de trouble et à repasser sans cesse des épreuves que la plupart des gens n’imaginent même pas.

03/03/23

 

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Vigie, février 2023

 

Le sentier du soleil

 

 

J’avance en plein soleil à travers la poudreuse, suivant les traces laissées par les chevreuils et les cerfs. Chuintement des cristaux qui voltigent, bruits d’eau de la neige mouillée, puis froissement des vieilles feuilles quand on parvient à la lisière. Une petite avalanche parmi les cimes ensoleillées des arbres célèbre la débâcle, bientôt confirmée par le vacarme du Gelon grossi par mille ruisselets sonores.

Me voici en ce point du sentier que j’ai photographié l’autre jour parce que j’aimais le signe contradictoire formé par l’affaissement de deux arbres en croix au-dessus du chemin et la barrière d’un grand tronc coupé à la tronçonneuse l’hiver dernier. C’est une image riche en symboles, m’a-t-on dit. Je n’y avais pas tellement réfléchi, mais c’est assez vrai. Le chemin et la course du chien suggèrent une progression, qu’interdisent en revanche le tronc et la croix ; mais l’intervention humaine a ménagé dans le tronc un passage que la croix ne gêne nullement. Alors, est-ce qu’on peut faire dire à cette image qu’on se joue des obstacles, qu’il y a toujours moyen de passer, à partir du moment où l’on ne s’égare pas dans de vains rêves d’envols mais qu’on se contente de marcher à hauteur d’homme et de chien ? Ou bien est-ce qu’on lui fait dire que toute idée d’aventure est toujours soumise à des limites et qu’on ferait mieux de rebrousser chemin et de rentrer à la maison ? Je décide de complexifier encore un peu ce message ambigu en prenant une autre photo de plus loin, qui permet de montrer un autre tronc en travers du chemin, celui-là tombé trop récemment pour qu’on ait pu le tronçonner, pendant que Rimski franchit le deuxième. Comprenne qui peut, et surtout que chacun comprenne ce qu’il veut. Moi, je dis que pour avancer sur le sentier du soleil il faut de l’aide, de l’aide animale, comme un grand songe blanc qui vous tracte, qui vous emporte au risque de vous faire tomber, qui saute pour et avec vous les obstacles et vous emmène au-delà de vous-même.

Je continue sur le sentier du soleil. Me vient l’envie de placer ce mois de février sous ce signe : naturellement, je ne peux pas savoir à l’avance ce qui se passera, quelle chute, quelles catastrophes possibles, mais cela sonne bien. Campé dans la lumière, le poil étincelant, la tête auréolée de neige, Rimski acquiesce.

01/02/23

 

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Vigie, janvier 2023

 

Lignes de vie

 

 

Je lisais, avant de repartir dans la lumière diffuse de cette première promenade de janvier, un ouvrage où il était question d’humanité augmentée et d’expériences où le virtuel et le réel ne cessaient de s’entrecroiser. J’aime assez tous ces récits de science-fiction, non parce qu’ils nous proposent une image vraisemblable du futur (ce n’est que secondaire tant la rêverie souvent l’emporte sur l’anticipation réaliste) mais parce que ce sont au fond de vieilles histoires simplement exprimées avec d’autres images et d’autres codes que les mythes antiques. On n’a certes pas attendu l’invention des ordinateurs pour constater qu’en l’être humain se mêlent plusieurs lignes de vie aux degrés de réalité différents et le beau mythe de Narcisse amoureux d’une image disait déjà très bien la force du fantasme.

Cette entrée en matière, achevée à l’instant où Rimski et moi rejoignons le Gelon (ce qui montre en passant que j’en suis venu à spontanément calibrer mes paragraphes en fonction de ma progression sur le sentier), n’a d’autre but que d’introduire une petite réflexion psycho-artistique que je voulais depuis un moment formuler de façon plus explicite peut-être que je ne l’ai fait jusqu’à présent.

Tout être humain est une sorte d’animal « augmenté », dont la vie réelle, visible, extérieure, est redoublée par les représentations mêlées de fantasmes et de rêves qui constituent son monde intérieur. Les deux ne cessent de s’entremêler, que ce soit de façon consciente, voire éclatante (comme lorsque mes enfants rejouaient Le seigneur des anneaux en courant sur les chemins ardéchois) ou plus discrètement (notre perception du monde est constamment remodelée par l’humeur du moment). Il y a certains êtres chez qui le monde rêvé tend à supplanter le monde réel : c’est le cas, de façon parfois tout à fait pathologique, de tous ceux qui sont sans cesse en train de recréer leur existence en postant sur les réseaux sociaux des images d’eux plus belles qu’eux-mêmes, transformant leur vie en une auto-fiction permanente (certains écrivains en vue donnent pareillement l’impression de confondre la littérature avec Instagram, eux qui ne peuvent plus faire le moindre déplacement sans s’imaginer devant les caméras d’une équipe de télévision); mais c’est le cas aussi, d’une façon plus profonde, pour certains fous, certains grands rêveurs, et pour nombre d’artistes.

Je fais ces temps-ci plus que jamais des rêves d’une telle intensité que je ne sais plus au réveil de quel côté de la réalité je me trouve. Ce sont des rêves de maisons où ma mère est vivante, où nous nous donnons de nos nouvelles, où je m’inquiète pour elle, jusqu’à ce que le souvenir de sa mort me réveille. Il y a des demeures visitées seulement en rêve dont le souvenir s’est ancré dans ma mémoire de façon au moins aussi précise que des souvenirs du monde réel, à tel point qu’il m’arrive d’y retourner régulièrement en rêve, et si je ferme les yeux (ce que je me garde de faire sur ce chemin boueux), voire sans fermer les yeux, je peux me représenter assez facilement le détail de tel corridor, telle grange aménagée en atelier de peintre, tel balcon donnant sur la mer, comme je peux le faire avec les maisons ou les appartements où j’ai réellement habité : la succession de ces rêves forme, par rapport à la ligne de ma vie, une ligne autonome, avec des stations communes et des correspondances.

Proche de cette ligne des rêves, il y a la ligne des rêveries et songes volontaires, que je n’ai cessé depuis l’enfance de développer en me racontant toutes sortes d’histoires grâce auxquelles je pouvais vivre virtuellement tout ce que je voulais non seulement au moment de l’endormissement mais à tout moment de la journée, tant et si bien qu’elle constitue elle aussi une ligne de vie autonome. Je m’en méfie un peu, car je sais (la science-fiction me le rappelle) à quel point il peut être dangereux de laisser la ligne du réel s’emmêler à celle des fantasmes, mais je ne saurais me résoudre à m’en défaire tout à fait d’un coup de couteau mental.

Ce qui me permet, je pense, de maintenir un bon équilibre entre toutes ces lignes, c’est cette ultime qui les rassemble et les réconcilie : celle de l’écriture, id est de ces paroles que je lance à voix haute ou qui se bousculent dans ma tête, puis de ces lignes que je trace quand j’écris au retour de la promenade, et dans lesquelles la réalité et les projections mentales font bon ménage.

Si tous les hommes sont des animaux augmentés, l’art fait de l’homme un humain augmenté. Certains s’en enorgueillissent. Ils ont tort, il n’y a pas de quoi se vanter et puis, on ne choisit pas vraiment. Certains, comme le personnage de l’histoire que je lisais tantôt, perdent le contact du monde réel si bien qu’il leur faut tout réapprendre, ou bien ils deviennent vraiment fous.

Pour ce qui me concerne, ni tellement prétentieux ni franchement cinglé, je promène en laisse comme une meute de Nordiques toutes mes vies parallèles. Au bout de la longe jaune fluo, il y a Rimski, ma réalité blanche ; au bout de la laisse bleue, il y a ce lieu onirique que j’appelle « Madère », avec vue sur la mer, où je peux continuer à voir ma mère et parler avec elle ; au bout de ma laisse noire il y a toutes sortes de songeries que je considère comme telles, qui sont inoffensives tant que je les tiens suffisamment serrées à la queue de cet attelage que le chien du réel entraîne ; la dernière laisse est le filin multicolore de la littérature qui les regroupe toutes sans leur permettre de faire des nœuds qui immobiliseraient ce drôle d’attelage.

C’est ainsi que j’avance. 

03/01/23

 

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Paris me fait marcher (décembre 2022)

 

1.

 

 

Les premiers pas sont les plus dangereux et les plus exaltants, pour l’enfant agrippé aux angles des meubles ou plus tard chaussé  de patins à roulettes démesurés sur lesquels il lui semble impossible de maintenir longtemps la position verticale si durement acquise et payée au prix fort d’un éloignement du sol et de moult bosses, comme pour l’adulte que je suis et qui, en ce soir de décembre, vient de quitter la gare de Lyon pour s’engager sur le trottoir que la bruine transforme en un miroir glissant où se reflètent toutes les lumières de la ville.

En vérité je marche sur l’eau au milieu de feuilles de platane larges comme des nénuphars qui elles-mêmes dérivent dans l’autre sens et dont l’odeur donne l’impression de flotter dans une forêt inondée. Je passe l’épreuve du boulevard Diderot, je tourne au quai de la Rapée. Il faut être prudent, car si le flot des voitures aux dix-mille klaxons reste endigué par les limites encore assez perceptibles de la chaussée, il n’en est pas de même des trottinettes et des vélos, dédaigneux des frontières, qui souvent surgissent de l’obscurité en criant ou klaxonnant, me frôlent puis disparaissent, aussitôt remplacés par d’autres aux trajectoires imprévisibles car, dans la nuit et pour l’étranger que je suis, les bandes des pistes cyclables sont assez peu visibles.

Je laisse au loin sur ma droite Notre-Dame et ses échafaudages illuminés surmontés encore par une grue gigantesque. Il faut quand même que je le dise, n’en déplaise à mon hameau de montagne que j’adore, c’est très beau la nuit à Paris, même si c’est dangereux : toutes ces lumières, toute ces vies trépidantes qui se croisent au hasard et filent dans tous les sens comme des lucioles affolées, mon dieu que c’est émouvant !

« Non mais t’as vu la queue ! » s’exclame un inconnu – et de fait une foule interminable se presse devant le Jardin des Plantes pour une exposition sur les insectes, je crois, car une banderole annonce : « Mini-mondes en voie d’illumination ». Je remonte le boulevard de l’Hôpital. Le contraste est étrange entre la sauvagerie de la chaussée envahie d’automobilistes furibards, et la quiétude de vacances familiales le long des grilles du Jardin et dans les terrasses abritées.

Je commence à trouver mon rythme, une marche souple et rapide qui m’amène jusqu’au boulevard Saint-Michel. On entend battre des tambours, c’est le métro aérien qui passe sur le pont. Une petite fille saute en riant dans une flaque d’eau. À main gauche la route est un fleuve en crue aux forts parfums d’essence. Je tourne sur le boulevard et l’immense trottoir dégagé de vélos et de passants ressemble à présent à une vraie piste d’envol. Oh, si j’étais ici avec mes enfants quand ils étaient petits, je ferais l’avion, c’est certain, mais tout seul ce n’est pas drôle, on s’envole moins facilement. Deux lunettes rouges comme deux yeux de caïmans me surveillent. Il y a là-haut un bateau échoué avec de grandes cheminées, c’est le bateau de Fitzcarraldo bien sûr !

« Attention, double sens, regardez à gauche puis à droite », je m’exécute, je traverse avec l’assurance d’une poule pour attraper la rue Le Brun, puis la rue de la Reine Blanche qui est sombre et déserte. Ces petits passages qui permettent d’aller discrètement de l’éblouissement d’un boulevard à un autre, disons que c’est la vie telle qu’on la vit vraiment, avec ses transitions, sa tension alternative, ses détours…

Me voici aux Gobelins, un peu perdu déjà, je crois que j’ai tourné en rond, je retourne sur mes pas, rattrape l’itinéraire que je m’étais fixé de façon assez vague.

Un cycliste au passage piéton s’arrête, et je me crois autorisé à passer sans crainte puisque mon feu est vert, mais à l’instant où je m’engage un autre cycliste sans doute de mèche avec le premier fonce pour m’abattre si bien que je me replie, le cœur battant, Paris me fait des farces, Paris me fait marcher, comment savoir désormais quand est-ce qu’on peut passer ? Jean Follain qui disait que « le poète est un expert en attention » est mort renversé par une voiture, je ne l’oublie jamais : si je ne prends pas garde mon livre de trains sera une publication posthume dont je n’aurai même pas pu relire les épreuves, avec une fin qui ne me convainc pas…

La bruine se transforme en averse au moment où j’atteins la place d’Italie. Je redescends le boulevard Auguste Blanqui et constate que ça descend, que le sol donc même ici n’est pas tout à fait plat. Sable mouillé. Gyrophare dans la nuit. Mon ombre me dépasse, disparaît puis revient par l’arrière comme l’aiguille d’une montre et me dépasse à nouveau.

Je ralentis pour regarder un grand immeuble blanc où toutes les petites boîtes des appartements sont éclairées et font autant de scènes de cinéma figées et muettes, Fenêtre sur cour en noir et blanc, sans paroles, sans meurtre et sans drame. Un soir, comme je revenais du cinéma de Chambéry-le-Haut j’ai vu à la fenêtre de l’internat un jeune homme assis à son bureau avec la tête posée sur son bras et qui semblait pleurer ; cette image évoquée dans L’éloignement m’est restée dans la tête, mais il y en a mille autres plus anodines et plus floues que j’ai accumulées dans ma mémoire pendant les sept années que j’ai passées à Lyon et que cette marche urbaine fait revivre. Je voudrais pouvoir me glisser dans ces appartements à l’insu de leurs propriétaires comme le héros funambule du film coréen Le locataire. Ce n’est pas du voyeurisme : saisissant en passant tous ces fragments de vie, ce n’est pas quelque scène grotesque ou obscène que j’espère, si tant est que j’espère quelque chose ; ce qui m’attire quand je regarde les fenêtres des immeubles, c’est la pluralité des existences, et, partant, la singularité relative mais troublante de la mienne. Je fais cette expérience à chaque fois :  plus je marche dans la ville, moins je crois en moi, moins je me crois en moi, je parle encore et je sens mon corps (je sens par exemple que la pluie s’est calmée et que j’ai un peu chaud) mais je suis pris par un mélange d’hébétude, d’ébriété et d’extrême porosité aux autres, aux choses, aux sensations.

Tout cela reste des intuitions assez confuses, je dois dire, auxquelles met fin la vision fantomatique d’un clochard planqué à l’abri d’une couverture, puis de deux autres réfugiés pareillement sous un porche, me ramenant à la réalité du promeneur privilégié que je suis, qui a honte, qui passe vite.

Voici la place Denfert-Rochereau, puis la rue de la Tombe-Issoire, je suis en terrain familier. Une fois encore je traverse ce village de la rue Daguerre puis la rue Boulard où Bertin a vécu des jours heureux « dans une périssoire »… Voici la fresque de Varda, devant lequel le fantôme de ma mère se mêle discrètement à mon ombre. Je me tais, à présent, car voici la rue Mouton-Duvernet, le n°15, le code, la porte, le couloir, l’escalier, la mémoire…

 

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Vigie, décembre 2022

 

La bise souffle entre les fissures

 

 

Qu’est-ce que ça change, décembre ? Est-ce que tu sens comme ce fut parfois le cas une impulsion particulière à l’orée de ce dernier mois de l’année, une tension en moins, une détente en plus, un nouvel élan vers l’accomplissement rêvé, toujours hors de portée ? Les jours, en raccourcissant, vont-ils se densifier, et toi-même est-ce que tu sauras vivre plus densément, à hauteur de ce nouvel hiver et du temps retrouvé, ou bien te contenteras-tu de caboter encore d’heure perdue en heure perdue entre les récifs des tâches subalternes ?

A priori il n’y a aujourd’hui rien de nouveau sous le soleil, que d’ailleurs on ne voit pas car on baigne dans la même grisaille qu’hier. Les briques rangées de biais entre deux murs de la grange, compressées en une sorte d’anticlinal, n’ont pas bougé, pas cassé. Un pivert traverse en criant devant le museau du chien qui voudrait l’attraper, et ça sent le cheval dans le chemin creux. Je marche vite, ainsi que je le fais depuis que je ne suis plus un promeneur autonome mais le serviteur de mon chien – ce qui a transformé la flânerie en un exercice proche de celui que j’ai pratiqué pour La route ordinaire et Entre deux gares, c’est-à-dire que je me déplace en un temps donné, sans m’arrêter (encore que cela reste possible avec Rimski alors que je ne pouvais pas arrêter la voiture qui m’emmenait au travail et encore moins le train).

Quelque chose, cependant, a changé : c’est la première balade en gants, écharpe et doudoune depuis un an – une bise fine se faufile quand même dans mon cou. Je cherche en hésitant ce que cela me suggère, je l’ai sur le bout de la langue… ça y est ! Voilà : « Vive le vent, vive le vent d’hiver… » On est parfois bien déçus par ce qui sort des poubelles de nos têtes…

Pour Rimski, peu importe novembre ou décembre : ce qui compte, c’est cette porte rouverte de la promenade, avec cette liberté toujours relative que bêtes et hommes ont en commun et dont le caractère limité est ici souligné par le trait fluorescent de la longe. Pour lui, la question d’être ou de ne pas être à la hauteur du moment cependant ne se pose pas. Il est toujours disponible, toujours prêt, toujours aux aguets, toujours pleinement à ce qu’il fait et follement heureux d’aller et venir, de flairer, de faire des bonds de côté sur une piste toujours neuve. La longe ou la brièveté de la promenade ne sont presque jamais des problèmes (tout juste s’il proteste un peu au retour s’il estime qu’on aurait dû prolonger). Ce n’est pas lui qu’on entendra grogner contre le cadre imposé, l’institution, ou je ne sais quelle abstraction. Il n’a pas des barreaux plein la tête mais quatre pattes pour courir, des griffes pour gratter, un gros museau pour tout sentir, de grandes dents pour tout saisir. La question de savoir ce qu’il a à faire ne se pose pas non plus : il n’a qu’à suivre son instinct pour être chien, et l’on voit bien qu’il le fait naturellement de tout son être.

Pour le disciple à deux pattes qui tente de suivre son enseignement, il est plus compliqué d’être humain, et donc de savoir ce qu’il faut faire. Quelle que soit l’organisation sociale (les sociétés traditionnelles amérindiennes ménagent parait-il un temps libre considérable, surtout pour les hommes) et individuelle (plusieurs mondes séparent évidemment l’ouvrier en usine et le bourgeois à la retraite), une grande partie du temps est de toute façon consacrée à tout ce qui permet d’assurer sa subsistance (ce dont seuls les animaux domestiques les plus choyés, les enfants et quelques chanceux sont dispensés), et diverses tâches fixées à l’avance. Tous ces moments sous contrainte ont quelque chose de rassurant : on suit un plan, on s’exécute. On se trouve comme entouré par un grand mur qui délimite un espace familier où l’on n’est pas libre mais où l’on n’a pas à se préoccuper de ce que l’on ferait si on l’était, ou de ce que l’on fera quand on le sera.

La bise entre quand même par les fissures. On pense à la mort, à ce qui nous dépasse, à ce qui nous appelle, on entend des voix qui nous appellent, qui nous rappellent qu’il y a pourtant quelque chose à accomplir en dehors de ces murs. Je suppose que pour l’immense majorité des gens cela reste confus, et l’on passe sa vie à tâtonner, à se détourner de cette liberté qui inquiète et à polir ses murs, ou bien l’on s’égare dans le labyrinthe des tâches préliminaires. Et puis, pour une vaste minorité de passionnés, de maniaques talentueux ou non, une tâche s’impose de façon parfois aussi évidente que courir pour un cheval ou sauter dans le Gelon pour mon chien à l’instant, et voici qu’émergent un musicien, un jardinier, un champion de plongée ou de parapente, un écrivain… Chacun incarne à sa façon les excès de l’homme, sa soif inextinguible d’exploration et de dépassement des limites. Il me semble que ce n’est que dans ces moments-là qu’on peut se sentir à sa place, poisson dans l’eau, chien en chasse, vache qui broute, dans ces moments-là et puis aussi sans doute dans les moments de vrai partage où quelque chose de juste peut être pressenti, ressenti, entendu, murmuré. Cela nous fait une vie d’intensité, voire d’humanité intermittente. On a à faire avec cette intermittence. On a à préparer ou à anticiper les coupures de courant, à préparer nos hivers, nos flambées…

Je marche cependant derrière mon maître à quatre pattes, songeant à ce qui m’attend au retour. Le ménage est fait, la cuisine aussi, Rimski m’a promené, j’ai regardé les devoirs de l’enfant qu’il faudra tout à l’heure descendre en ville pour la musique. J’ai donc devant moi une heure de liberté transitoire, une heure pour écrire. Ce n’est pas suffisant pour se replonger dans Madère, mais assez pour ces notes griffonnées en hâte, comme toujours : le petit bois du jour pour entretenir le feu intermittent. 

03/12/2022

 

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Entre deux gares

 

Paru le 13 mars 2023 aux éditions La Chambre d’échos.

13,5 x 20 cm, ISBN 978-2-913904-80-4, 164 pages, 16 euros

“ Il faut beaucoup aimer les gens, il faut beaucoup aimer la nature pour poser son regard sur tout ce qui nous entoure et lui donner vie à tout moment de la journée comme de la nuit. Lionel Seppoloni est un écrivain, un écrivain qui joue admirablement bien avec les mots, mais c’est aussi un peintre, il peint avec les m

ots et charme le lecteur grâce à la facilité déconcertante avec laquelle il fait vivre ses textes. ”

Dominique Lancastre, Pluton Magazine.

“ Sans cesse l’auteur observe ses semblables pris aux rets de la distraction et du sommeil, pointant leur beauté, leur grosseur, leur tendresse. Les petits billets, toujours datés, déroulent la vie, chronologiquement, comme si prendre le train pouvait la ralentir, la mesurer, la rendre plus belle. Un art, insigne, du détail, relaie le moindre regard vers les rails, les arbres, les gens, un art pointilliste qui vise à recueillir le réel presque sans interposition, dans la coulure lente des choses.”

Philippe Leuckx, La Cause littéraire.

 

4ème de couverture :

« Le temps nous est gare. Le temps nous est train ». C’est par cette citation de Prévert que l’auteur ouvre son récit. Le temps tourne, la terre bouge, le train s’ébranle, les silhouettes s’effacent à mesure que le quai s’éloigne. Pour le voyageur le temps du passage est celui de l’écrit, et ce qu’il donne à lire est ce qu’il voit, ce qu’il entend : son visage en reflet disparaissant pour laisser voir l’éclat des prés et des bois, le flamboiement d’un champ de coquelicots touché par la grâce du soleil levant, et la rumeur des autres pour établir la réalité du voyage d’une gare l’autre, d’un aller au retour, avec ce sentiment que « le visible n’apparaît que pour autant qu’il est regardé, éprouvé, questionné et finalement formulé ».

« J’écris à travers les prairies, en lisière, en secret, j’écris… Comme le soleil qui révèle les marques sur la vitre, je trace sur la page les traits de l’écriture. Comme ces ouvriers arrivés tôt sur le chantier, je travaille au petit chantier portatif de ma vie, j’écris. »

 

 

Sommaire

L’éloignement
Le mouchard
La prose du Transbelledonien
Le dernier voyage
« Avec le temps »
On voit ce que l’on nomme
Notes du pays blessé
L’impatience du retour
Les derniers soubresauts
Ayant pris le large
Le train du Grand-Lent
Sans distraction
Fin de limitation de vitesse
Les voiles
Le regard du zèbre
Voiture 5, place 23
Le connu, l’inconnu
Le vent
Ma mémoire en morceaux
Un train dans la brume
À la lumière d’automne
À la lumière d’été
Et, cependant…
Les paradis perdus aux fenêtres des trains
« Oh ! les beaux jours… »
Le train de l’aube
L’enfer
Le TER de l’hiver
Notes sur l’écriture vagabonde
Rus et rencontres
Le plus beau train du monde
Traversant la Terre Gaste
Chambéry terminus
Prenez garde à l’intervalle !
« L’étranger dans la glace »
Le train d’avant
Reprendre la parole

 

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